mardi 19 mai 2009

Masque(s)

Ses oreilles avaient pris au fil des ans une teinte jaunâtre comme mangées de cérumen. « Il s’était laissé aller », disaient celles et ceux qui, ce jour-là, le regardaient, cadenassé dans ce seul complet veston qu’on lui avait connu, d’une carnation indicible entre le gris et le beige passé. Une série de poils sortait de l’organe cartilagineux : les personnes âgées n’échappent pas à cette ingrate pilosité – pilosité de retour du fond des âges, de cette adolescence qui n’est que fleurs desséchées. Le visage était sobre dans la mort, les yeux clos fuyaient le ballet des ennuis et des fausses notes, crissantes comme l’ongle éraflant le parquet. Moi, petite fille, je regardais ce visage, premier visage perçu comme un masque. Ma collection a commencé là, dans l’humeur des lilas plongés dans des vases terreux. Elle a commencé là, et le charivari des pièces qui sont ma demeure, ces pièces encombrées par la multitude des masques, vénitiens, des Tonga, du Hoggar, des Garamantes ou de Manille, ce charivari, disais-je, est né du premier émoi devant le silence et la prostration d’un visage. J’étais alors un funambule piétinant, heureux, sur les premiers mètres d’une corde qui me mène à cet écrit. Je suis restée là longtemps. Tous étaient partis boire la liqueur d’arquebuse en hommage à celui qui s’était « laissé aller », mon grand-père, et moi seule suis demeurée devant la fosse. Le cercueil fut fermé. Les oreilles jaunâtres prirent une ombre, le visage entra dans l’obscurité. Des hommes, à la pelle et au balai, poussèrent les mottes de terre dans la bourbe du caveau. La pluie gouttait sur les lilas et les œillets.
Le premier masque ne sera jamais dans ma collection.

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