dimanche 21 décembre 2008

Turtle-soup

Hier, Louis Butin et moi-même nous rencontrâmes et décidâmes de mettre à profit quelques minutes de notre précieux temps à l'écriture de deux récits. Ceux-ci devaient nécessairement commencer par la première phrase du Capitaine Pamphile d'Alexandre Dumas. Je vous invite à lire la mienne historiette, et à vous rendre fissa après ses derniers mots sur le blog de mon vénérable camarade pour y déguster son vocabulaire.




Je passais en 1830 devant la porte de Chevet lorsque j'aperçus dans la boutique un Anglais qui tournait et retournait en tous sens une tortue qu'il marchandait avec l'intention évidente d'en faire une "turtle-soup".

La neige tombait abondamment en ce jour, de sorte que les flocons parsemaient le sol et s'y liaient en un uniforme tapis seulement tranché par les roues des lourdes voitures et les sabots réguliers des chevaux. Engoncé dans mon large manteau, mon nez (qu'à l'époque je portais gros et qui se trouve aujourd'hui raccourci... J'en dirai plus sous peu...) - mon nez, disais-je, soigneusement caché sous une écharpe, je marchais sur les boulevards en quête des chaleurs de mes appartements que, la veille au soir, j'avais quittés (car nous étions le matin) pour me rendre dans l'un de ces tripots loin des délicatesses des quartiers mondains. L'incongruité de cet homme malaxant une tortue dans un décor de neige était telle que je me frottai les yeux pour confirmer que les effets de l'alcool n'étaient en rien cause de mirages. Cela pourrait paraître littéraire ou, du moins, à propos, mais j'ose dire que la neige redoubla au moment même où je traversai le boulevard pour me poster devant la vitrine de l'étrange boutique.

C'est ici que je peux dire comment je sus qu'il s'agissait d'un Anglais et compris que l'achat était la conséquence d'une critiquable envie de "turtle-soup" (le mot a été prononcé, j'en atteste !).

Le commerçant, rond, sale comme un grognard, avaient posé ses grosses mains gourdes sur ses hanches, et de sa bouche semblaient ne sortir que des monosyllabes : il était mécontent et, à n'en point douter, réclamait une somme de peu d'honnêteté. La tortue était chère ; il fallait payer un prix juste. A ces échanges, on ne pouvait envisager un terme heureux que pour le seul Anglais car c'était lui, ma foi !, qui tenait dans sa main blanche l'animal antédiluvien. Bien que cela fût inutile, je poussai la porte en vertu de cette sacro-sainte habitude qui, toujours, me pousse à me mêler des querelles d'autrui.

La boutique, chaude, était pleine des vapeurs odoriférantes d'un poële et de baquets où croupissaient des espèces de vivarium et aquarium. Toute la boutique était empuantie. J'y fus accueilli par le juron que voici : "Holy George !" - preuve irréfutable de l'origine outre-Manche de l'homme. "I need this turtle, ajouta-t-il, ma femme est pregnant... enceinte et elle m'assomme depuis que le soleil est levé : "Oh darling ! I want you to cook me a turtle-soup !" Vous comprenez ?!" Le commerçant n'en enleva pas plus ses mains de ses hanches. L'affaire ne se conclurait qu'avec dix pièces de plus : "Dix pièces ! baragouina-t-il." A peine eus-je le temps de trouver les mots à prononcer pour réconcilier ces deux énergumènes que les deux hommes en venaient aux mains, c'est-à-dire que l'un frappait avec ses rudes mains de rustre quand l'autre attaquait avec gants blancs et tortue à carapace. Je sortis rapidement, tombant presque, tant le sol, visqueux, était glissant. Dans cet élan, l'écharpe qui protégeait mon nez se défit ; mon nez s'en trouva nu.

Je me postai à nouveau devant la vitrine, assistant à l'empoignade comme à une farce, quand, soudain, le commerçant agrippa la tortue des mains de l'Anglais et, dans sa colère, la jeta furieusement contre la vitrine derrière laquelle j'étais. Celle-ci résonna et trembla tant que l'enseigne du marchand s'en décrocha. A mon grand regret, l'homme était bel et bien retraité grognard, et son enseigne un sabre de combat tel qu'on en trouve seulement dans les livres et sur les champs de bataille. J'en fus quitte pour le bout de mon nez...

mercredi 3 décembre 2008

Germain – chirurgien-barbier ("Les 1001 bandits", épisode inédit)

La Jarre-Percée. Assis à une table : Cromar, torchon à l’épaule et cigare à la babine, aspirant goulûment les fumées épaisses de ce nectar, et Bienné, procureur à la cour de Télu, cigare à la main

Bienné : N’est-ce pas un bon cigare, Cromar ? Quelques Daniels de pécadille jetées nonchalamment dans une main amie, en dessous d’une table, et nous voilà fumant comme des monarques ! Sais-tu que ces cigares valent aussi cher que les petits chiens de Daniel, ces petits clébards imbéciles ? Eh bien, il suffit de quelques accointances avec les gars des quais, et le tour est joué !

Cromar : Un bon cigare, ouiche ! Je suis heureux que tu m’en aies offert un, Bienné, mon ami. La cour va-t-elle bien ? La mort trétrous a-t-elle encore de beaux jours devant elle ?

Bienné : Ma foi, oui ! Nous exécutons les ordres et les mauvais hommes, humph… Et toi, la Jarre Percée ?

Cromar : Oui, oui, toujours des aventures, toujours des hommes bavards et hâbleurs …

Bienné : Tu recueilles leurs histoires comme un bon chef de paroisse avant qu’ils ne passent à trépas, et moi, je les assois sur le trône de mort, en ne me préoccupant que peu de leurs méfaits : il suffit que Daniel le veuille, et ils crèvent. Nous sommes des fonctionnaires, toi, tu n’obéis qu’à toi-même !

Cromar : C’est vrai, je n’obéis qu’à moi-même, à ma tête, à mon vit, mais ne prends pas cet air triste, Bienné, mon ami, c’est une belle place que la tienne !

Bienné : Oui, oui. Je suis nostalgique d’une époque, mon Cromar. Vois-tu, le crime est maintenant plus organisé qu’il ne l’a jamais été. Je me languis d’un retour de cette valetaille vagabonde, pas trop méchante qui tirait les bourses, les vers du nez et les laines, sans être chaperonné par je ne sais quel grand mufle assis à la droite de Daniel et consorts … Ces bandits-là étaient plus … marrants !

Cromar : Ils n’étaient pas tous … marrants. Ta mémoire flanche, Bienné le bien-né !

Bienné : Ma foi, oui ! Elle flanche … Mais pas assez pour que cette bonne fumée de ce cigare ne me rappelle pas un de ces pendards qu’on appelait Germain … Çui-là valait les filatures et les chasses, nos gendarmes ont eu du mal à l’agrafer. Faut que tu l’imagines ! Ma foi, oui ! une silhouette ahurissante !

Cromar pose le cigare et laisse parler Bienné le bien-né.

C’était il y a une paire de dizaines de piges, à l’époque où je n’étais pas encore procureur, mais homme relais entre les gendarmes et le Tribunal des Trépasseurs. Il ne se passait pas un jour sans que je ne reçoive un rapport d’enquête au sujet des moult bandits qui arpentaient nos sentiers. Et puis, un jour, v’là que je mets le nez sur le rapport Germain le chirurgien-barbier. A l’époque, les gars qu’on alpaguait sur les routes étaient moins des assassins et des violeurs que des ménestrels, des bateleurs, des bouffons, des charlatans, des affabulateurs, bref des maquereaux qui vendaient des lotions à l’essence de merde quand ils vantaient des élixirs à base d’or ! Des marrants ! Et puis il y avait les chirurgiens-barbiers, une engeance à part dans cette dynastie de menteurs roublards ! Germain était sûrement le plus célèbre d’entre eux… Le type était petit, gras de la tête aux pieds, avec une calotte rouge sang et des favoris blondins et touffus qui lui couvraient les oreilles ; il avait la lippe grosse, sanguine, de petits yeux perclus de jaunerie, un habit noir tendant vers le vert-de-gris, des sabots et, évidemment, un cartable à trésor épais comme une omelette de chez toi. Un tel loufiat que ça se voyait sur sa trogne ! Et pourtant, on disait de lui qu’il avait guéri des gouverneurs de maladies honteuses ou de diarrhées interminables ; que des femmes de mauvaise vie s’étaient colletées avec lui pour qu’il leur refasse une tronche propre, sans ces aimables boutons qui font la putain de trop d’années ; on disait de lui qu’il était le roi des amputations et du défrichage de barbe. Sur son cartable de docteur, on pouvait voir écrit, non sans humour, « la cicatrice ou la barbe » ! Il était toujours flanqué d’un mulet rachitique, dont la fonction première était de lui porter ses draps et ses tentes, car l’homme haïssait les auberges et dormait à la belle-lune !
Je pense qu’il a dû traverser toutes les contrées avec son mulet et son cartable. Il s’arrêtait où bon lui semblait, là où ça sentait l’ennui à des milles, montait sa tente de grand parleur sur la grand place des marchés et posait son cartable pour ahaner ses « La cicatrice ou la barbe ! » Les badauds ramenaient leur trogne et se faisaient fraîchir au rasoir pour avoir l’air plus présentable. Les gosses se faisaient nettoyer leurs peaux purulentes. Les femmes demandaient des lotions pour les mains. Et puis y avaient les malades, les paralytiques et toute la bande d’éclopés qui musardaient devant les étals de tous les charlatans pour guérir leurs bras sciés, leurs jambes torves, leurs vits langoureux ! Alors, le Germain ouvrait son cartable au cuir et aux cuivres rutilants, admirable, avec ses trois soufflets ; comme d’une boîte à outils, il en tirait des planches à ressorts où se rangeaient tout un attirail de fioles, de poinçons et coutelas, scalpels et scies, visseries et attèles – un mignon présentoir de boucher digne de tous les musées ! Avec ces choses acérées, il curetait les moignons, rafistolait les pattes folles, il raclait des peaux visques. Et puis donc, y avait aussi toute cette flopée de crèmes, d’onguents, de liquides nègres ou bruns aux noms à pas coucher dehors par jour de grand vent ; et vas-y qu’il empoignait les membres mous et les membres durs pour, à loisir, les durcir ou les ramollifier ! Sur la courte chaise qu’il offrait aux fondements des messieurs et des mesdames, il a dû s’en passer des trucs parce qu’un jour, bah !, y a eu le rapport que j’avais entre les pattes ! Et un rapport sévère !

Cromar a repris son cigare, il fume avec l’allégresse de celui à qui on conte un riche récit.

Cromar : Ton histoire me plaît, Bienné le bien-né …

Bienné : Ma foi, oui ! C’en est une bonne ! Demeure patient, toutefois, mon Cromar, car les tours de passe-passe ont parfois des fins étonnantes … Je te disais que le rapport était sévère – sévère comme le Tribunal des Trépasseurs à l’égard de ces gentilshommes ribauds ! Tu sais que Daniel a une sainte horreur des pauvres, il les dit exsangues de sang, bourrés de pus, et méchants avec çà … Pourtant, l’histoire des victimes de Germain l’a ému à ce point qu’il a déclaré le bougre dangereux ! De bien mauvaises langues ont supputé qu’une telle condamnation ne pouvait avoir comme seule origine qu’une sympathie certaine pour ceux qui, comme Daniel, souffraient, de temps à autres… du cul ! Bref, le rapport établissait un nombre extraordinaire d’amputations tout à fait évitables, de saignements sans succès, et, plus anecdotique, de jolies coupures après que la barbe fut enlevée ! Bref, le bouche-à-oreille souffrait d’une lenteur telle que la réputation de Germain l’équarrisseur se propageait moins vite que le mulet du barbier ! Il continuait donc ses méfaits à droite à gauche, en sifflotant ses « La cicatrice ou la barbe ! » à qui voulait bien l’entendre.
Puis un jour, il alla jusqu’à une propriété richarde située au milieu de centaines d’hectares de vigne noire. Le grand ponte qui tenait la maison et les hectares était le gouverneur de la contrée. Germain, donc, se pointe, mulet à la pogne chez le gouverneur et demande l’asile de quelques mètres pour monter sa tente et lourder ses draps. Le gouverneur lui fait gage d’une petite parcelle où le chirurgien pourrait se reposer. La nuit vient. Germain dort sous sa tente, tranquillement, tandis que le mulet paisse et renifle. Un homme court à grandes semelles jusqu’à la tente, bouscule le rideau qui en est la porte et tapote le bougre de barbier en lui gueulant : « Y a le gouverneur qui trépasse, le chirurgien ! Venez faire queq’chose ! » Germain s’époussette les paupières, enfile son lainage vert-de-gris et empoigne le cartable à ferrailles. L’homme et Germain courent jusqu’à la grande maison, franchissent des portes, montent les escaliers, grimpent à la chambre où le vieux gouverneur soufflette des prières, son visage rougeard ayant viré au jaune marbré. On n’a pas idée de s’écarter de la vie devant un nifle comme Germain ! Bref, le Germain flatte la paupière du vieux, pince ses joues jaunes, lui ouvre la bouche et sent son haleine, puis, ouvrant enfin son gros cartable, gueule, pour se donner le courage, un « La cicatrice ou la barbe ! » de bon aloi ! De ses bras, il écarte les serviteurs et garçons de ferme, entrave la porte d’un bon coup de pied et se retrouve seul à seul avec le gouverneur agonisant. La chambre est éclairée par quelques bougies avachies ; Germain inspecte ses armes rutilantes, brillant d’une myriade d’éclats ébréchés dans la chambre ainsi moirée. Le vieux est raidi par la mort approchante ; il palabre ses versets quand Germain frotte ses manchons de laine sur les lames qui, sous peu, feront l’arbitre !
« J’m’en vais lui faire venir son mauvais sang, dit-il tout haut, comme s’il professait en chaire de médecine. » Il prend dix gobelets de cuivre, les dépose sur le feu des bougies, puis, noircis par l’effet du feu, les place enfin sur le poitrail sec du vieil homme. D’une courte lame effilée, il fait perler le sang de ces dix brûlures et recueille la rouge liqueur pour l’amadouer avec un brouet d’onguents d’aromates. Tout cela, il le redonne à boire au gouverneur !
« La cicatrice ou la barbe ! Pourquoi cela ne marche-t-il pas, enfant de pute que je suis ! Ah, je comprends, mes nerfs endormis me trompent, je me fourvoie, je m’abuse, c’est la jambe qui est mauvaise ! Voyons-la de près. Ah ! Ah ! Quelle évidence ! La cicatrice ou la barbe que c’est cette patte qui nous moque ! »
Germain prend alors une lame à ciseler, fine comme une épingle à rapiécer, et l’enfonce durement dans la première jambe qu’il voit, celle, gauche, du vieil homme ! Le sang gicle. Germain empoigne une scie rotonde, huilée à l’ancienne, avec de l’huile de bique, et tranche la gambette. Au tison et au soufflet, il cautérise l’amputation : tout cela ne prend que quelques minutes durant lesquelles le visage de Germain s’anime de rougeoiements de joie.
« La cicatrice ou la barbe ! La cicatrice ou la barbe ! Je ne sais plus ce que je fais, ma courte de nuit de sommeil m’empèse, ou bien est-ce le lait de la chèvre que j’ai bu hier qui joue des tours à mon intestin ?! »
Je dois te dire, cher Cromar, que nous savons cela grâce au témoignage du garçon de ferme qui, précédemment, était aller quérir Germain : celui-là avait collé son œil de gosse à la serrure et regardait la scène. Giflé par une servante, il a cessé ses œillades – bien lui en a pris ! Car les prières du vieux étaient devenus cris ; on le savait douillet, personne ne réagissait : il fallait laisser faire le chirurgien ! La nuit passa, bientôt le coq chanta sa mélopée aiguë. Les cris ne cessèrent que fort tôt : Germain faisait tellement bien son travail d’équarrissage que la mort ne venait pas ! Puis une servante, plus jeune et plus discourtoise que ses congénères, ouvrit la porte et que vit-elle ? Son maître réduit à un semblant d’homme, plus marionnette que propriétaire terrien : il lui manquait une jambe, on le savait, mais aussi un bras ; il avait perdu son nez, son sexe ; de ses cheveux, il ne restait qu’un toupet brûlé ! Quant à Germain, il était allongé sur un bas fauteuil, ronflant soigneusement.
« Qu’avez-vous fait ? hurla-t-on d’une voix
– Rien que mon humble travail, gentes personnes : si votre maître est vivant, ce n’est qu’en raison de mes sciences ! La barbe ou la cicatrice qu’il vivra encore dix ans ! » Et il rit d’un rire tonitruant, en répétant, entre deux étouffements, les cinq mots de ses armoiries.

Cromar : Est-ce cette chirurgie qui lui a valu la condamnation ?

Bienné : Ma foi, oui et non, mon Cromar ! Daniel, constipé jusqu’à plus soif, avait avalisé antérieurement la condamnation ; mais l’état lamentable de son gouverneur ne fit qu’accélérer le procès !

Cromar : Pourtant, le vieux gouverneur n’est point mort …

Bienné : Ma foi, oui ! C’est incontestable, mon Cromar, mais, après contre-médication, un aimable chirurgien de cour découvrit que le gouverneur ne souffrait que d’un asthme léger quand Germain, en guise de traitement, avait écorné le vieux de la moitié de ses membres, et, parmi ceux-là, un sexe encore rutilant qui troussait à merveille les servantes !

Cromar : La morale de cette histoire est en deçà du ceinturon, Bienné le bien-né : le sexe des puissants est une écharde, on ne s’en débarrasse pas comme çà !

mercredi 15 octobre 2008

Ahtem – revenu des ailleurs ("Les 1001 bandits", épisode inédit)

Au-dehors de La Jarre Percée, une pluie battante brinquebale les mâts et les vergues des navires. Le drapeau au-dessus de la porte de l’auberge bat à tout rompre. Le ciel est noir, zébré d’éclairs.
Un homme pris dans un manteau brun entre dans
La Jarre Percée. On ne voit d’abord que ses yeux.
Cromar le patron est assis sur un tabouret derrière le comptoir ; son ventre bedonne un peu hors de ses braies ; il fume une pipe fine, ses binocles posées sur son nez ; il lit ou somnole livre en main.
La clochette de la porte retentit. Le patron se redresse, regarde l’homme qui se dévêt de son manteau : les yeux noirs, hirsute, il a le visage blanc marquée par une vérole déformante.


Cromar : Bah dites moi ! c’est qu’on avait pas vu pareille tempête depuis que la grosse femme à Daniel a éternué pour la dernière fois ! Ah ! ah !
Silence. La blague ne prend pas.
Je sais que le silence est d’or, m’enfin. Soit t’es muet, et toi t’as pas l’air, soit t’es pas d’ici et Daniel t’est pas familier.

L’homme racle sa gorge.

Ahtem : Je vois que tu ne me reconnais pas. Et la sottise que tu viens de débiter, mon vieux Cromar, tu m’l’as tellement faite que le rire ne me vient plus.

Cromar, décontenancé, remet ses lunettes en face des yeux : Qui es-tu ? J’ai bien une myopie conséquente, mais d’habitude je remets les visages même quand j’les ai pas vus depuis belle lune …

Ahtem : Et si je relevais ma manche …

L’homme relève la manche gauche de son tricot noir. Un tatouage apparaît : trois traits parallèles de biais sur l’avant-bras.

Cromar : Ahtem, mon vieil Ahtem ! Mais ton visage, ton visage ?

Ahtem : Oui, mon visage a bien changé. Mais je te raconterai pourquoi lorsque tu m’auras nourri et qu’j’aurai bu. La pluie n’a pas bon goût, vois-tu !
Il rit.

Sans mot dire, Cromar acquièsce, pose ses lunettes, son livre, pousse la petite porte battante au bout du comptoir et saute dans la cave. On le voit descendre.
Au comptoir, Ahtem regarde la couverture du livre :
Brut de Rédor, cuvée somptueuse / « Les aventures du commerçant Plétar ».
Cromar remonte, la bouteille tenue comme un trophée.

Cromar : Voilà, voilà ! Oh la bonne bouteille que je vais te servir ! Et avec ça, j’vas te mettre des vévilles confites au genièvre …

Ahtem : Parfait.

Ahtem mange et boit au comptoir de manière gloutonne.

Cromar : Depuis combien de temps n’as-tu plus foutu les pieds dans mon bouge, Ahtem ?

Ahtem : Ça fait dix pleines lunes ce soir. Dix pleines lunes que La Jarre Percée me manque ! Je suis heureux de te revoir mon Cromar. On ne quitte pas les amis d’enfance sans raison, tu sais, et la raison qui m’a poussé à partir pendant dix pétardes de pleines lunes m’obligeait au silence …

Cromar : Rien ne t’empêche d’en parler maintenant, hein ?

Ahtem : Non. Pour sûr que je peux raconter.

Il boit une gorgée.

Tu sais que depuis mes treize ans, je travaille pour un riche patricien du nom de Séfarimiev. Et ce tatouage, les trois traits de biais, tu sais que c’est son sigle. Pour lui, j’ai exporté pas mal de tonnes de marchandises en tout genre : des liqueurs, des poissons, des pierres, des herbes, tout et rien en fait ! Pas de quoi se plaindre : une bonne paye, un bateau propre, récuré quand il le faut, des voiles de bonne qualité, des marins de premier ordre. La belle vie ! Ouais, ben y a dix pleines lunes, v’là c’qui m’dit le patron :
Ahtem a les mêmes beaux yeux noirs, un visage rond, légèrement barbu, il porte une large casquette : on voit son tatouage, il est beau de visage et de corps, il a une soixantaine d’années.
Séfarimiev est adipeux, double menton, cigarette noire à la main. Il porte une écharpe noire gigantesque autour du cou, il n’a pas de cheveux.


Séfarimiev : Mon cher Ahtem, je veux que tu me transportes les cent tonnes de fumier de mer que mes pécheurs ont débarqués hier ; à ça, j’ajoute une caisse. Tu iras jusqu’Haakta-Ser. Tout est déjà chargé sur ta Providencia. Tu livres dans deux jours sur le quai sud-sud-est.
Ahtem : Bien. Mais la caisse, que contient-elle ?
Séfarimiev : Il ne m’appartient pas de te le dire …

J’ai rien ajouté. Les Daniels tomberaient vite dans ma pogne. Fallait pas se faire attraper par les douaniers, c’est tout ce que ça pouvait vouloir dire que ce silence !
J’ai embarqué sur La Providencia et, après en avoir fait le tour, j’ai ameuté mes marins, huit types gras d’épaules, et on a entamé les premiers mouvements de corde et de gouvernail pour mettre cap au large. La mer était bonne ; c’était bon matin : un soleil étincelant, pas un brin de nuages, des risées comme il faut. Pas comme ce soir, hein ? Les matelots chantèrent vite des chansons paillardes : ils les apprenaient au petit dernier, Macha, qu’avait pas douze ans, à peine barbichu, joli trogne de gosse, rosi par le vent. C’est lui qui est mort le premier …

Cromar fait une tête ronde de surprise.

Oui ! mort ! mon cher Cromar. Mort comme un chien !
Le premier soir est venu : la mer continuait de nous mener sans entraves d’autant que je connaissais la route, l’ayant faite des dizaines de fois ; je connaissais le moindre des récifs, savais qu’à la pointe de l’île à l’exact milieu entre Telu et Haakta-Ser, une traîne de rochers sortait des flots sur des milles entiers, et qu’il fallait donc faire un écart important et donc attendre le matin pour bien apprécier le danger. On avançait bien vite ; d’où qu’j’leur ai dit à mes marins de réduire la course et même qu’on pourrait passer la nuit ancré. Ils n’étaient pas contre, au contraire ! Ils iraient pécher à la torche. Donc, on ancra ; la nuit vint. Trois marins sortirent une barque, leurs lignes et des torches pour pécher ; moi et les autres, dont Macha, nous nous fîmes un repas à même le pont avec force herbe et quelques poches d’Ababuch. La barque des trois pécheurs était lié au bateau par une belle corde ; leur torche luisait à pas cinquante mètres ; de temps à autre, on les entendait rire. Faut dire qu’c’est une drôle de pèche que celle-là ! La nuit était noire avec des étoiles ; une brise sifflait doucement. Le vieux Soms racontait une fantaisie.

Soms est maigre, on ne lui voit que les muscles et les nerfs, il est pourtant large de carrure. C’est un homme volubile et fort.
Macha est beau, teint hâlé, menton légèrement pointu, yeux jaunes de chat, il est svelte.

Puis Macha s’est levé pour, dit-il, « pisser au clair d’étoiles ». On n’a rien entendu qu’un bruit de chute et un râle court.
Soms et les trois autres coururent jusqu’à la proue, l’un d’eux alluma une torche : le corps de Macha était plié en deux, au niveau du ventre, sur le mat de beaupré, affalé comme un ballot. On cria aux gars de revenir de pèche ; ils étaient d’jà en route. Ils revinrent et Brubor, un autre de mes vieux, a dit :

Brubor a un visage carré, plein de barbe, avec deux yeux vif argent.

– Brubor : « J’ai vu une ombre, une ombre noire sur le fond de la nuit. Les deux autres péchaient, moi je regardais le bateau. Macha a été poussé par l’ombre. Son corps a fait un bruit sourd sur le beaupré. »
– Ahtem : Sacrée sainteté ! mais c’est qu’un gosse !

On ne dormit pas cette nuit-là. J’allai moi-même enlever le corps de Macha et je le mis sur mon lit. Soms et Brubor gardèrent la proue : leur grand âge, plus de quatre-vingt ans chacun, ne les gênait en rien ; c’étaient les hommes les plus forts du navire : jamais à se plaindre, les premiers au réveil, les derniers au coucher. Durant leur veille, ils sont morts tous les deux, égorgés.

Cromar sert une autre pinte à Ahtem. Leurs yeux se croisent et disent la fureur.

On avait ancré avant le début de la nuit. Je connaissais le terrain : pas moyen qu’on dérive avec pareil fond. Et pourtant … La garde durait depuis deux heures ; on se hêlait de temps à autre ; tout était calme, mais on avait tous la peur au bide. Puis l’un des marins, Nogrod je crois, a crié : « On dérive, on dérive ! A l’ancre ! Vite ! » Je regardai l’eau ; elle scintillait sous nos torches ; le bateau dérivait : quoique courte, la brise nous poussait. J’allai à l’ancre ; elle était remontée. Puis un autre cri survint, venant de la proue : c’est le gosse Andrane qui le poussa. Les deux vieux étaient couchés dans leur sang, tête contre tête ; il avait vu une ombre noire. J’ai ancré à nouveau La Providencia et Nogrod et Munv ont débarrassé les deux cadavres dans ma chambrée.

Nogrod et Munv sont jumeaux : forts, blonds, yeux bleus.

A part moi, il restait les jumeaux Nogrod et Munv, le petit Andrane et les deux pécheurs Parpe et Jean-Trèfle.

Galerie de personnages :
Andrane est roux, visage adolescent avec boutons et tout le tintouin, oreilles décollées, il est robuste comme tous les autres.
Parpe est gros : gros ventre, gros cou, yeux ronds, rides sur le front, nez rosi par l’alcool, cheveux délavés.
Jean-Trèfle a les cheveux longs, noirs, il est carré, et porte le même tatouage que celui d’Ahtem : il barre son poitrail volumineux.

J’envoyai Andrane sur la dunette, Nogrod et Munv à la proue, Parpe et Jean-Trèfle à la poupe ; je restai sur le pont sous le grand mât. Le soleil se leva.
Nous avions sacrément dérivé. Pour un peu, le bateau échouait sur la traîne de rochers. As-tu d’jà vu ces récifs, frère Cromar ?

Cromar : Oui. A Haakta-Ser, on les appelle « le chapelet de mort ».

Cromar attrape une bouteille derrière le comptoir et sert à son camarade un grand verre.

Ahtem : « Le chapelet de mort », c’est cela. Des pointes par centaines qui dépassent à peine de l’eau, une pierre noirâtre qui ne dit rien qui vaille. Bon, pour te dire, j’les voyais à la lunette, on n’était pas à deux milles. Il a fallu quelques paires d’heures pour orienter le bateau vers la fin de la traîne, parce qu’à force de dériver, on s’était dirigé vers la côte plutôt que vers le large. Bref, avec seulement cinq hommes, ce fut plus difficile, d’autant que la mer racontait pas la même histoire qu’la veille. Grand vent, ciel gris, mer déchaînée … Ça tanguait comme dans un pieu ! Une vraie tempête en devenir ! On dépassa « le chapelet » et prit la tangeante vers Haakta-Ser. La mer allait de plus en plus mal. La deuxième nuit vint. Cette fois-là, pas moyen d’ancrer ! On avait pris du retard. Les gars reprirent leurs postes de veille. La nuit fut horrible.
Les cinq marins moururent les uns après les autres. Andrane chuta de la dunette, comme un sac ! Il tomba presque à mes pieds … Son corps était ballant comme un jouet de gosse ! Parpe et Jean-Trèfle furent eux-aussi égorgés, ils n’avaient pas poussé un cri. J’les appelai après une heure de garde, et je n’eus pas de réponse : je fonçai vers la poupe ; ils étaient dos au sol, le visage tuméfié, yeux grands ouverts, effrayés : leur cou était béant … Je hurlai à Nogrod et Munv de venir. Pas de réponses ... D’eux je n’ai retrouvés que des os et du sang, éparpillés à la proue.
Dans la tempête qui malmenait La Providencia, j’ai vu l’ombre noire tourner autour de moi, mais elle ne m’a pas attaqué. J’ai tenu la barre comme un forcené pour arriver à Haakta-Ser. Dans la nuit, je l’ai appelée pour un duel, pour qu’elle me mette à mort si ça lui chantait. Mais elle n’est jamais venue à moi, pour moi …
A Haakta-Ser, j’ai reçu des soins au vieil hôpital, entouré de femmes gentilles. Les autorités n’ont pas su me dire qui était cette ombre noire. Les gars de quais qui débarquèrent les caisses de fumier de mer me firent dire qu’y avait aussi une caisse vide, longue comme un corps d’homme … Je sortis de l’hôpital, signai quelques papiers et retournai à Telu par la route pour m’occuper de Séfarimiev.
Je l’ai égorgé. Il ne méritait que ça. Depuis, je fuis.

Cromar : Alors, ton visage, c’est exprès ? Hein, c’est pour pas qu’on te reconnaisse ?

Ahtem : Bon Cromar, ce que tu peux être candide … Le visage, non !, ça c’est à cause d’une donzelle. Son marin d’époux nous a trouvé au lit à gigoter, et il nous a jetés de l’eau forte. Voilà le résultat ! Ah le bel Ahtem que j’étais !

Cromar : Eh bien, dis-moi, que de péripéties …

Ahtem : Oui, comme tu dis, des péripéties …
Silence.
Au fait, où en es-tu de ces belles « Aventures du commerçant Plétar » ?
Il désigne le livre.

Cromar : Hein ? Je viens de finir un chapitre ...
Cromar ouvre le livre au signet : chapitre 13, « Plétar contre l’ombre noire »
Ahtem éclate de rire, Cromar le regarde avec la surprise de celui qui s’est fait flouer.

Je comprends. Tu n’ …

Ahtem : Non, bon Cromar, je n’ai perdu aucun marin. La course vers Haakta-Ser a été bonne ! Pas d’ombre noire en vue ! C’est seulement que j’aime les livres et te faire marcher ! Ah ! ah ! Mon absence n’est due qu’à l’incident du mari vengeur. J’ai fait quelques semaines d’hôpital et d’autres semaines en prison … Rien d’exceptionnel ! Sacré Cromar !

Il rit encore. Et Cromar rit aussi.
Les deux hommes trinquent.

lundi 6 octobre 2008

Karel le vicieux ("Les 1001 bandits", épisode inédit)

La Jarre Percée compte un client, un type vêtu d’une longue chemise blanchâtre qui lui descend à mi-cuisse, sur des sortes de braies rayées de bleu et de beige. Son visage est gras, plein de crevasses. Il a des cheveux clairsemés. Il discute avec le patron. La conversation a déjà commencé.

Karel : Largué en pleine mer ? Oh que oui que ça m’est arrivé ! Et pour ça, j’avais rien fait. Tout juste effleuré une femme … Mes camarades et moi, on avait été dépêché par un maraud pour aller lui prendre un paquet à Ermen. Une équipée pour un seul paquet. Ouais, mais un sacré paquet, une femme gentille à reluquer ! C’est que mes camarades, ils m’ont jeté à la baille comme un pauvre filet à attraper les vévilles ! Et la mer de Derim, elle est un rien secouante, tu vois ! Y a du prédateur pas sociable et les vagues, elles sont pas caressantes comme la langue du chien dans les verres que tu rinces, mon cher patron ! J’y ai pas été longtemps dans ce manège, mais Dieu ce que ça bougeait. Quelques heures à peine, bref, pas le temps de laisser pourrir les braves fruits qui trônent entre mes jambes. Une nave a rappliqué, et des marins m’ont hissé à bord. Ils retournaient à Zambura, et ça tombait bien, parce que c’est bien là que j’allais quand les salauds m’ont mis à la flotte. Pour sûr que je les retrouverai ! Et la belle aussi, qu’il me tardait de tendrement butiner. J’avais pas dit mon dernier mot, je suis du genre têtu.

Cromar : Et comment était-elle cette fleurette pour laquelle ton frelon du pantalon approvisionnait son dard, hein mon bon Karel ?

Il s’est penché plus avant sur le comptoir. Il a un petit œil torve.

Karel : Les souvenirs sont loin, patron. Un gorgeon me plairait …

Le patron perd un temps son œil torve, se retourne en quête de la bouteille idoine pour une telle histoire d’amour et tend enfin au client une bouteille de forme phallique.

Cromar : Elle est pas belle cette bouteille ? Une spécialité de Telu … Hein qu’elle convient bien à la suite de ton récit.

Tous deux partent d’un grand éclat de rire.

Karel : A l’époque, la mode féminine, c’était plutôt grand voile que voile de proue, tu me comprends. Disons que y en avait des épaisseurs de lainage et de lacets, et qu’il fallait sûrement des plombes pour la dépoiler. Mais son œil suffisait à te donner des idées viceloques. Un œil noir avec une étincelle rouge sang sous l’iris qui te disait : « Viens salaud ! ». Puis des longs cheveux noirauds itou, pris dans une grosse broche doré, qui lui descendaient jusque dans le dos. Sa bouche était brune, et son cou, blanc, était grainé de tâches de son. Le reste, on pouvait que l’imaginer, et moi, bah j’l’imaginais bien. On lui a jamais entendu un mot. Ordre de pas lui causer, et elle nous aidait à obéir. On disait d’elle qu’elle était un cadeau des autorités d’Ermen à celle de Zambura, pour services rendus. Le capitaine, qui en savait plus que nul autre sur le rafiot, murmurait qu’elle serait bientôt la pièce maîtresse de la maison de tolérance de Zambura … Non ! pas celle qu’on fréquentait nous ! Mais celle attenante à la maison communale, celle que fréquentaient nos chers représentants. Donc, pas moyen de lui causer, et de la toucher aussi. Y avait pas que les poux sur la trogne qui nous démangeaient, y avait les « braves fruits » aussi ! D’Ermen à Zambura, y a pas loin, mais le vent n’y était pas et on a eu vite une journée et demie de retard. C’était quelques heures de trop pour le commanditaire de l’expédition et future propriétaire de la sauvageonne, et pour moi aussi, parce que ça m’a démangé tant, la dernière nuit que j’étais de quart, que je me suis défilé de mon poste en vigie, en descendant les vergues comme si je fuyais la mort. Il faisait nuit d’encre sur les ponts, et tous les camarades pionçaient comme des enfants en ronflant le genièvre qu’ils s’étaient enfilés en guise de somnifère. La mignonne couchait dans la cale, dans une chambrée que le capitaine avait aménagée, non sans savoir qu’elle jouxtait les cargaisons de poiscaille qu’on devait livrer de même à Zambura. Donc, ça puait la chair salée. Des tonneaux suintaient à même le seuil de la porte de la coquette chambrée. La clef, pas trop dure à trouver, elle pendait à un clou sur le chambranle.

Cromar : Et un autre petit verre ! Ça commence à me plaire.

Le patron a posé son torchon sur l’épaule. Karel déguste son verre.

Karel : J’entre. Une bougie mourait dans l’étain sur un chevet. La belle dormait, son visage tourné vers le mur. Le roulis du bateau berçait le pieu, et j’avais qu’une envie, c’était de m’y faufiler. Donc, je ferme la porte à clef, j’enlève mes braies, histoire de mettre à l’aise mon chouloulou, et j’avance à petits pas vers le plumard tant désiré. Je soulève la couverture, je me glisse à son côté. Ah ! c’était bien chaud là-dedans, mais pas moyen de la voir, parce que la bougie, elle négligeait mon désir contemplatif, si tu vois ce que je veux dire ! Je commence à me frotter à son dos, et ça me plaisait, même si y avait toujours ses foutus lainages qui m’empêchaient de lui caresser la peau. Je pouvais pas attendre la maison de tolérance le lendemain, fallait que je me satisfasse ! Puis, elle a commencé à remuer, avec un drôle de râle grave, devenu plus aigu ensuite. Moi, je continuais à me frotter. Et le râle grave se poursuivait en râle plus aigu : « ah », « ih », « ah », « ih ». Et c’est là qu’un coup de coude m’est arrivé dans le nez, avec l’habileté de quelqu’un qu’en a déjà donné. Je suis tombé du lit, en saignant comme un nechte sauce rouge. Je me suis évanoui. Et quand j’ai remis un œil sur le monde, j’étais entre deux camarades sur une planche en équilibre sur le flanc du bateau, le matin. Je n’ai entendu que trois mots. Ça sortait de la bouche du capitaine : « A la baille ! », et j’y ai filé droit à la baille parce que les deux camarades m’ont décoché un grand coup dans le dos, imparable !

Cromar : Et l’eau était bonne au moins ? Pas trop froide ?

Karel : Non ! Fallait bien que je cicatrise du nez, le sel allait m’y aider. En arrivant à Zambura, il était neuf, un peu de biais mais neuf !

Patron : Et tu les as retrouvés tes assassins ?

Karel : Oui. J’y viens. Veux-tu bien me laisser apprécier mieux mes lampées ? Avant de les retrouver et de leur faire chanter une dernière berceuse, j’ai bondi à la maison de tol’ désemplir mes « braves fruits » avec la mégère Atréane. Puis j’ai fait les auberges, une par une, pour finalement les trouver dans une autre maison soignée sur le quai sud-ouest. Ils étaient en rang comme à l’école, dans l’attente de se faire ponctionner de quelques Daniels par les mamzelles du cru. Quand ils m’ont vu arriver, pas un n’a sorti une arme. C’était louche ! Au contraire, c’était du « Viens par ici Karel le vicieux ! », « Ah ! bah on est bien heureux de te revoir ! », « On te paye une femme Karel le vicieux ? », « T’en as pas mis du temps pour revenir ! ». Louche, quatre fois louche. Une dernière voix, celle d’un vieux copain de bordée a alors dit : « T’as encore mis ton chouloulou là où fallait pas, hein ? ». Ça m’a pris ! Un gros coup de sang m’est monté au visage ! J’ai sauté sur lui et je lui ai appliqué un coup de pogne dans la joue droite. Les autres m’ont sauté dessus pour me retenir. « T’as perdu ton humour, Karel ? » Je demeurais bouché bée. Les camarades riaient tous. Je ne comprenais rien, décidément. « Bah quoi Karel ! tu sais pas ? ». Et ils riaient de plus belle. « Tu sais pas pourquoi tu t’es retrouvé sur la planche ? » Et ça riait, ah les imbéciles, ils riaient ! Je bredouillais : « Nan, nan, à part que j’ai voulu mettre mon chouloulou dans la sauvageonne et que je me suis seulement frotté à ses lainages, et même qu’elle râlait, suite à mes effleurements, je sais rien d’autre. ». Ils riaient encore. « Et comment qu’elle râlait ta sauvageonne ? ». Et je leur racontais que le râle était grave puis aigu. « Comme si y avait deux personnes dans le pieu, hein ? Et comme si t’étais le troisième larron, hein ? » Pour sûr qu’on était trois, patron ! Pour sûr ! Parce qu’au lieu de me frotter à la sauvageonne, c’est à la tunique du capitaine que j’offrais les atours de ma personne intime … Et le coup de coude dans mon nez, il était du capitaine qui, après avoir râlé grave dans les oreilles de la belle qui lui servait de bouillotte, s’était réveillé plutôt furieux ! Et hop ! le râle aigu de la belle ! Et hop ! un coup de coude ! Et hop ! une planche dressée sur le flanc du rafiot ! Et hop ! Karel à la poiscaille, aux sigyles et aux vagues ! Bref, le lit était plus grand que je ne le pensais et le capitaine moins loyal qu’il ne le laissait voir … Il avait d’ailleurs fui avec la brune à l’œil enjôleur à l’arrivée à Zambura. Les hommes m’ont donc payé une femme. J’en ai choisi une aux cheveux de nuit, et, pour m’exciter, je lui ai demandé de s’habiller de plusieurs épaisseurs pour que je me régale à la désaper ! En l’espace d’un jour, j’étais passé du dos du capitaine au ventre d’une mamzelle. Ah ! ah ! ah !

Cromar : Et le capitaine et la sauvageonne, que sont-ils devenus ?

Karel : Mangés par les charpostres du commanditaire lâchés à leur suite.

Cromar : Ça vaut un bock ou pas ?

Karel : Ça vaut un bock !

La Jarre-Percée résonne des éclats de rire des deux compères. Au dehors, les douaniers paradent sur le pont.

vendredi 12 septembre 2008

Un Tatouage (3ème partie)

« J’étais peu madré alors : il fallut cette nuit-là pour que je devienne plus goupil qu’agneau. L’aiguillon avait piqué mon flanc et, parce que je n’avais su éteindre le feu qui me brûlait, j’avais donc rejoint mes camarades aux visages ravagés. Nous bûmes ensemble au goulot des rhums ; nous caressâmes les mêmes silhouettes débraillées, offertes à toutes les paumes et oeillades. Puis vint un moment, au fort de la nuit, où les mots se firent plus graves. Le flux de l’ivresse se découvrit un reflux. Les marins regrettaient la mauvaise pêche des semaines dernières ; ils n’avaient cessé d’aller plus au large, mais les soles et les baudroies, les rascasses ou les anguilles n’avaient pas plus épaissi le filet. Ils s’efforçaient en vain. Les créanciers pestaient, et l’on ne savait comment les faire taire si ce n’est en ramant plus loin encore – ils seraient allés jusqu’au Maghreb si leurs mains n’avaient pas déjà saigné à grosses gouttes sur la rame et le filet ! Les prières, confiées au saint-patron des pêcheurs, ne menaient à aucune pêche miraculeuse ; elles n’étaient qu’une porte ouverte sur les déceptions, l’antichambre des jurons. Et Dieu sait qu’ils juraient ! Leurs yeux, éclairés d’une lumière nauséeuse, trempés dans un marc d’alcool, m’effrayèrent : on les aurait dit empreints de la glaçante violence que les statuaires médiévaux prêtèrent aux yeux des gargouilles. J’aurais fui si l’un d’eux ne m’avait attrapé le bras. Qu’étaient-ils devenus en l’espace de quelques minutes, si ce n’est une fratrie de fous ? Et pourquoi devinrent-ils ceux-là, me direz-vous ? La réponse n’est pas ailleurs qu’attelée aux superstitions que vous partagez avec la chambrière de ma mère, et l’on sait que pour certaines d’entre elles, le crime peut être délesté de l’innommable pour atteindre à l’utile – utile condamnable, soit, mais les hommes n’ont-ils pas toujours recouru à d’horribles expédients en cas d’irrésolution d’énigmes : ainsi les vieilles femmes condamnées au bûcher pour sorcellerie supposée, ainsi la sordide histoire de ce jeune allemand qui drogua sa gracile épouse, l’agenouilla dans une cheminée pour l’embraser comme un fétu de paille, alléguant cette seule raison que la guigne l’avait poursuivi depuis son mariage … N’avez-vous pas lu ce récit dans les journaux ? … D’une traite, nous traversâmes la foule des soiffards et hommes torves. Serré contre deux des marins, poussé dans le dos, nul échappatoire ne s’offrait à moi. J’étais fait. Nous prîmes une dizaine de rues, toutes silencieuses, sans lumière autre que celle de la lune ; puis, arrivés au bord d’un bassin trouble, mangé d’algues, qui ne pouvait faire plus d’un mètre carré – tel ceux que l’on utilise pour jeter les huiles –, l’un des plus âgés souffla d’une voix de basse un « Nous y voilà ! » de mauvais augure – intervention pareille à ces paroles lacunaires que prononcent toujours les annonciateurs de malheurs !

« Il sera pas bien là, notre petit Joseph ?
– Oh que oui ! Je m’en vais te le plonger à mi-corps, les petites n’en feront qu’une bouchée … Ah ! Ah !
– La disette sera finie, hein l’Ancien ? On repêchera à foison, hein ?
– Sûr Petitou, sûr ! Avec mon père, y a des paires d’années, j’étais un petit pêcheur comme toi, on a jeté un Jonas là-dedans, et, de suite, la pêche a repris de plus belle … Ah ! Ah !


Ils embrasèrent deux fanaux. La nuit était belle. Alors celui que Petitou avait nommé l’Ancien s’assit en tailleur au bord du bassin pour, disait-il, être aux premières loges. »

Et Joseph devint Jonas, Madame.

« Ils lièrent mes deux mains avec du chanvre, puis me suspendirent à un palan comme un vulgaire ballot d’épices au-dessus du bassin. Les plus forts tirèrent sur les poulies, et je fus descendu jusqu’à la taille dans l’eau tiède. Ces ignobles hommes n’avaient pas lu les fabuleuses chroniques impériales du grand Suétone ; je doute même qu’ils aient jamais su lire. Pourtant, comme si les méfaits avaient échappé à l’éreintement des siècles, ce qu’ils firent cette nuit-là était lointainement hérité d’un supplice dont Tibère se délectait, et qu’il faisait subir aux esclaves ou contradicteurs. A peine plongé dans l’eau, je perçus des effleurements et des piqûres. Les douleurs ne furent d’abord que petites ; on aurait dit qu’on éprouvait ma peau, son épaisseur, sa mollesse. Cela ne dura qu’un instant ; les frôlements devinrent des attaques, la peau céda, s’étiolant en filets rouges. Une horde de murènes mangeait mes jambes ! Je sus plus tard qu’il était de tradition dans certaines familles de pêcheurs de relâcher dans des petits bassins quelques murènes pêchées, et de les y nourrir – de temps à autres, pour conjurer les disettes, de la chair d’un Jonas. Je m’évanouis … Je ne sais ce qui se passa ensuite, tout juste puis-je supputer les étapes qui me menèrent à l’hôpital … Lorsque je me réveillai, deux religieuses vaquaient à mon chevet. Combien y eut-il entre le supplice des murènes et mon réveil, le saurai-je jamais ? Les religieuses restaient muettes quant à mon arrivée et aux soins que j’avais reçus ; rien ne m’était dit. Le malade que j’étais alors, en butte au silence, ne se bornait qu’aux constatations : j’étais tatoué au bras droit de trois vaguelettes, et mes jambes n’étaient plus : un chirurgien les avait coupées au sommet des cuisses … Dans l’autoportrait que Montaigne fit de lui, il s’est dit « demi-être » … Eh bien, je le suis moi-même, mais au pied de la lettre, jeune homme ! »

J’avoue, Madame, que je demeurai coi au terme de cette histoire, n’osant pas baisser les yeux sur le manteau sombre qui cachait deux moignons, manteau dont je n’avais pu soupçonner qu’il était le voile d’une horrible histoire. C’est alors que la malle-poste fit halte : à ma fenêtre, le Port était apparu. Je m’apprêtai à descendre quand Faramond me retint par le bras ; il souriait.

« J’ose espérer, me dit-il, que vous ne souhaitez pas être écrivain car, ce me semble, vous n’êtes pas habile au détail et votre vertu vous contraint. Il est inutile de vous dire que le romancier adroit aurait distingué l’intérêt du manteau sombre plutôt que celui de cette tache exécrable qui pare mon bras. Le vice, souvent, est dans le détail à peine visible. »

Je ne répondis pas et descendis quand sa bouche blanche ajouta quelques mots :

« Savez-vous que depuis lors je ne suis jamais retourné à Marseille …
– Mais vous y êtes en ce moment, Monsieur, lui répliquai-je.
– Pas le moins du monde, non, pas le moins du monde … Je ne suis que dans une voiture ! Bon vent, jeune homme ! »

Et la voiture s’ébranla.

Le soleil se lève à peine, Madame ; il me faut sceller cette lettre en vous disant « à très bientôt ». Mais avant, permettez que je vous pose une question : croyez-vous que parmi les quelques pêcheurs que je puis observer de ma fenêtre, en est-il un que l’on appelait Petitou et qui a pris maintenant le surnom de l’Ancien ?

samedi 6 septembre 2008

Un Tatouage (2ème partie)

Nous bûmes donc un vin dont je ne peux seulement dire qu’il avait un goût proche de ces lacrima-christi que feu mon père faisait servir à ses nombreuses convives. Nous mangeâmes aussi quelque charcuterie cuite, tandis que la jeune Khadîdja, maintenant assise en tailleur, triturait de sa main petite le bracelet qui ceignait son pied cuivré.
Vous savez, Madame, la courte distance qu’il y a entre votre bastide aixoise et le Vieux-Port ; mais il faisait nuit : Faramond eut donc le temps de me conter l’histoire de son tatouage. Pour plagier La Fontaine, je vous dirais donc qu’il me tint à peu près ce langage :

« S’il me fallait commencer par le début, jeune homme, je dirais seulement que ma jeunesse fut morose. Vous connaissez certainement Paris ? Eh bien, c’est dans l’un des hôtels du Faubourg St-Germain que je passai ma jeunesse, avisé de toutes les conventions et ennuyé par toutes les futilités des douairières et marquis vétérans, bref, éduqué pour m’empâter consciencieusement au gré des convivialités, heureux dans la dilapidation et dans le sarcasme. Ce ne fut qu’au moment de la mort de ma chère mère qu’un terme fut mis à cette vie charmante ... Ah ! Je revois encore son lit mortuaire qu’une chambrière, subordonnée jusqu’à l’adoration, avait voulu semé de piécettes d’or dans un accès de superstition imbécile. Que ne pourrais-je toutefois la comparer avec mon père qui, ce jour-là, n’eut pas quitté sa table de bridge si un homme d’église ne s’était aventuré à le sermonner, quoi qu’il fût en présence de ses comparses joueurs … Le corps de ma mère fut bientôt enterré ; mais quand cessèrent les offices religieux, une pratique assez courante à mon époque, et dont on pourrait trouver les prémices dans l’acte audacieux de la chambrière, voulut que nos gens partissent en quête d’une jeune femme, qu’ils trouvèrent en la personne d’une misérable fille des rues attirée par le tintement des liards et sous, qui devait, à la nuit tombée, dormir dans le lit-même de ma mère afin, je le suppose, d’abriter un temps son fantôme … Peu en ont parlé, mais il n’est pas une famille du Faubourg qui n’ait fait de même. Je ne sais pourtant s’il en est une qui ait jamais cru, avec certitude plutôt que dans un esprit de mode, à ces sornettes italiennes, mais, baste !, l’on croyait alors au bienfait de ces présences prophylactiques ! »

L’exclamation s’étouffant, son visage revenu à une expression moins passionnée, il mit un cigare entre ses courtes lèvres. Le silence se fit, épaississant d’un nouvel octave l’obscurité de la voiture. Je le regardai fumer : il était comme un diable vautré dans sa boîte, à ce point enfoncé que même le plus impalpable des mouvements – un seul mot de ma part interrompant son monologue – l’eût fait exploser en mille injures et sournoiseries. Je me taisais donc, accompagnant ainsi la jeune Khadîdja dont la silhouette ressemblait maintenant à celle du loir roulé dans son pelage. Faramond nous avait absentés, relégués à notre seule présence – elle, au souffle tassé de son sommeil, à son odeur de fleur, sans mot dire, moi, à mon souffle court, à ma naïveté victime. Ne parlait-il qu’à lui-même ? Répétait-il sa tirade pour la dixième fois, s’amusant comme les causeurs mondains à décliner en variations diverses, sur une même trame, une anecdote, un événement, au gré d’effets ? Oui ! peut-être n’étais-je pas le premier à tomber dans le piège de ce tatouage – comme si la manche relevée de sa chemise était l’accessoire initial, le prétexte d’une comédie vouée à se jouer du premier dandin venu …

« Permettez-vous que j’allume au rougeoiement de mon cigare le lumignon au-dessus de ma portière ?
– Faites-donc, lui dis-je.
– Accepteriez-vous de fumer avec moi ? Les indigents ne sauront jamais qu’il est impropre aux gentilshommes de clore un repas – quand bien même il serait improvisé comme celui que nous avons partagé – sans l’appoint de bon tabac … Mon père ne pouvait se passer de son bridge idiot. Moi, comme Sganarelle, je ne peux me passer de mes cigares ! »

Il m’en présenta donc un que j’allumai incontinent au lumignon, non sans réciter une prière pour qu’un marin ne périsse pas de mon geste.
Vous ne connaissez peut-être pas, Madame, cette coutume ; sachez donc qu’elle est partagée par ceux qui vivent de la mer et l’affrontent chaque jour. Un de mes chers amis me l’expliqua un jour tandis que j’accomplissais le geste malencontreux d’allumer mon cigare lacé au feu d’une bougie, et, depuis, je n’ai pas oublié de prévenir le malheur d’une veuve en disant un pater.
Mes traits trahissaient sûrement le repli de la prière puisque Faramond, affligé d’un rictus dévoilant ses dents blanches, me demanda si je pouvais être aussi bête qu’une chambrière. Il lisait dans mes pensées.

« Les superstitions persistent dans les cœurs ; les générations se succèdent, toutes naissant des cendres de celles qui les précèdent, et, toujours, comme s’il demeurait un éclat résiduel des premières croyances païennes, l’homme règle son pas sur ce qu’elles sont devenues : des remèdes à l’indicible fuite des choses, des sangsues appliquées inévitablement sur des jambes de bois ! Vous excuserez, jeune homme, mon emportement, mais c’est l’un de ces vains remèdes qui scelle l’histoire que je commençai de vous raconter plus tôt … Après que ma mère fut enterrée, je restai une semaine à Paris, accueillant nos proches pour leur camaïeu de condoléances, signant des lettres et déclarations sur l’honneur, épiant, gros de honte, les allers et venus d’un père plus occupé à nourrir ses camarades de débauche qu’à prendre soin du respect des clauses d’un testament détaillé. Puis je fis empaqueter une malle, au su de mon père, enchanté de quitter un espace qui ne ressemblait en aucun point à la Ninive qu’il me tardait d’écumer … Je montai dans une poste attelée devant la Barrière d’Enfer et, parti, guettai chaque soir les étapes égrainant ma course comme le pèlerin égraine le rosaire. Il me fallut une quinzaine de postes pour atteindre le premier terme d’un voyage que j’estimai alors voué à ne cesser qu’aux confins du monde, et ce premier terme était le lieu vers lequel, tous trois, ce soir, nous nous dirigeons : Marseille, la ville qui, alors, éveillait mes rêveries. Son nom même, sensuel, était pour moi un chant de sirènes, évoquant tantôt la décoction de plantes, tantôt la sueur des femmes. Rade pour marins, asile pour brigands, cette ville renflée est offerte aux désirs comme elle l’est à la mer. Les Anglais ont leur Baedeker pour visiter cette horrible ville pétrifiée qu’est Florence ; j’avais, pour ma part, deux ou trois souvenirs de lectures qui, quoique imprécis, m’aidèrent, dans les premiers temps, à déduire de mon pas le maillage décousu des impasses et rues. Je logeai dans un vaste appartement, à l’étage d’un hôtel particulier, dont le mobilier, bien qu’il fut dépareillé, m’offrait un confort certain. Tous les matins, je me promenai le long du Vieux-Port, caressai les cordages et, malicieusement, humai l’étoupe mêlée de sel. J’assistai aux réparations des marins à quai : carénage, calfatage, menus travaux de peinture, rabotage, radoubage, couture des filets, et me mêlai à eux, en les saluant d’abord, en leur offrant des cigares bientôt. Leurs doigts gourds, rongés de gerçures cautérisées à l’air marin, leurs yeux toujours rougis, la barbe de Glaucus de certains, la harangue des plus jeunes, le silence méticuleusement composé des aînés me devinrent familiers à mesure qu’entre chacun je voguai, comme si je fus en quête d’amis fidèles. J’avais vingt ans, voyez-vous ; j’étais heureux comme peut l’être un enfant. La vie des quais m’était un bienfait, le jour, un aiguillon, le soir. Quand venait la nuit, je quittai ma garçonnière, arpentait quelques rues, puis le port à l’orée duquel trônait le Café Turc dans lequel j’entrai, le sourire ciselé aux lèvres … Peut-être devriez-vous vous y rendre – si toutefois il existe encore ? »

Je n’eus pas le temps de lui répondre, il reprit son récit de plus belle.

« L’on s’y croyait tel qu’en un harem. Un négrillon, vêtu à l’orientale, ouvrait la porte de cette antre luxueuse, prenait chapeaux et manteaux et guidait le quidam, à travers les flots déliés issus des narghilés, jusqu’à quelques coussins et tapis au creux desquels, aussitôt, il trouvait le repos. Un bataillon de garçonnets portant la chéchia abondait en tous sens, et leur ronde, reflétée à l’infini dans les nombreux miroirs, paraissait une course d’abeilles dans les fumigations de l’apiculteur. L’on y dégustait un excellent moka et des cheveux d’anges à ce point mielleux qu’ils en étaient piquants. Souvent, j’abandonnais mes coussins pour admirer les tableaux dont était orné le salon à l’étage – marines et paysages brûlés par le soleil, saynètes orientales, fantaisies exotiques où l’indigo tranchait sur l’isabelle, portraits mauresques –, étanchant en cela une soif qui ne m’a pas quitté, celle des arts ; mais je retournais vite à ma couche moelleuse pour m’enivrer des vapeurs blanches, entêtantes comme une ritournelle. Les marins ne partageaient pas ce goût oriental, préférant affiner leur nyctalopie aux confins du quartier du Panier ; épaule contre épaule, à la table des bouges, ils se serraient autour d’alcools forts et de viandes séchées et riaient sans trêve. Parfois même, ils se rendaient au Grand Lupanar, attirés qu’ils étaient par sa chaleur maligne et son odeur d’anis et de sueurs, en roulant dans leurs poches le sou nécessaire. Un soir, je les accompagnai dans leur bordée : le soir où je fus marqué de ces vagues. »

Je remarquai alors que l’index de sa main gauche, depuis quelques minutes, n’avait pas cessé de suivre les linéaments du tatouage, ondulant de la même manière que les vagues, comme s’il s’était agi pour Faramond de trouver les mots justes au toucher de sa peau parcheminée d’encre inaltérée.
[à suivre...]

vendredi 29 août 2008

Souffle au cœur et droit au but (1er épisode)

Souffle au cœur est un garçonnet qui habite le quartier St Pierre à Marseille, dans le 5ème arrondissement. Ses burlesques aventures, ainsi que celles de ses amis et parents, vous seront contées ici par l’humble félibre que je suis.

Le calvaire de Boniface

Collègue lecteur, je te laisse imaginer les atours défraîchis du bistrot dans lequel commence notre historiette, « Le Calenzana ». Ce que je puis te dire toutefois pour qu’il te soit plus aisé de me lire, c’est qu’en ce dimanche soir, il était essentiellement peuplé de retraités repus de petits jaunes et de bretzels, beaucoup fumant des cigarillos dont les âcres fumeroles faisaient tousser le tenancier, François-Marie, dit « Tête de pain mouillé ». Dans cet antique palace, deux téléviseurs en vis-à-vis diffusaient le match de football tant attendu : le premier match de la saison au Vélodrome pour ces idoles tantôt adulées tantôt abominées que sont les joueurs de l’Olympique de Marseille – car, comme le dit ma mère, dame sagesse et mémoire de la rue Pascal Ruinat, sur l’inconstance notoire des marseillais : « Adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré ! ».

Parmi les vieux hommes qui composaient l’assistance, Boniface occupait une situation privilégiée. Homme respecté, homme de peu de mots mais de parole, Boniface jouissait d’être apparenté au stadier en chef du Vélodrome, ce qui, à Marseille, était un honneur bien plus important que celui de connaître le maire, le préfet ou l’archevêque. Pour cet apparentement, Boniface recueillait tous les suffrages, et ne payait pas souvent son jaune.

A l’entrée des joueurs, le silence se fit dans le bistrot. Doumé, qui, par trop d’anisette, s’était vu dans l’obligation d’aller au petit coin, mais avait économisé le temps d’en fermer la porte, tira malheureusement la chasse au moment du tirage au sort ; il fut accueilli à son retour au comptoir par des bordées d’insultes et de bretzels : à cause de cette tronche d’api, personne n’entendit le choix du capitaine de l’OM ! Les joueurs allaient-ils jouer la première période dans le sens du vent ou contre le mistral ? Nul ne le savait. On impatienta beaucoup la réponse, d’autant que les joueurs n’avaient pas encore salué leurs adversaires, échangé les fanions et pris la pose devant le photographe officiel qu’une panne de courant inonda de panique « Le Calenzana ». Heureusement, un lointain cousin de Boniface, présent dans l’assistance, avait quelques rudiments d’électricité et remit le plomb idoine à sa place. Les téléviseurs se rallumèrent sur un gros plan alléchant, le tafanar de Miss Phocée 2008, à l’instant où elle donnait le coup d’envoi fictif du match. On avait notre réponse : les Marseillais joueraient les quarante-cinq premières minutes contre le vent !

Ce ne fut pas une mince affaire ! Tout supporter qui a fait ses universités, notamment scientifiques, connaît la relativité du temps : la première période fut avalée aussi vite que le ramequin de bretzels, et il ne s’y passa rien – tout juste un gabian fut heurté dans son vol majestueux par un coup-franc susfrappé. En somme, pas de quoi se taper le cul par terre ! Parmi les commentateurs navrés, les deux voisins de Boniface, c’est-à-dire Ange et Raoul n’étaient pas en reste ; ils commandèrent au coup de sifflet de l’arbitre une anisette et se la burent fissa de mécontentement ; on les entendit insulter de qualificatifs chantants les joueurs qui ne vainquirent pas Eole, et pester contre l’arbitrage, et dire tout le bien qu’ils pensaient des dirigeants olympiens. Bref, ils déblatérèrent un quart d’heure durant et prouvèrent en cela que le temps se dilate autant qu’il se contracte.

La deuxième période débuta et l’on félicita à la cantonade Eole de ne pas avoir changé de côté. « C’en est fait des adversaires ! dirent certains, maintenant que l’OM joue avec le vent dans le dos ! » Malheureusement, le dépit gagna vite les cœurs, et les jurons fusèrent de plus belle. On ne gagnerait pas ce soir (notez l’usage du pronom personnel), les joueurs produisaient un jeu médiocre, la crise couvait ! Seul Boniface, de par son apparentement avec le stadier en chef du Vélodrome, gardait espoir : il ne pourrait être trahi par le sort !

Il ne restait qu’une dizaine de minutes quand Ange intervint par ces quelques mots qui auguraient un malheur :
« Pour sûr que s’ils gagnent, ces couillons de joueurs, je mange mon chapeau !
– Que tu dis ! lui rétorqua Raoul, c’est pas ce soir qu’ils vont gagner ! Si tu manges ton chapeau, moi je parie mon slip ! Un Dim qui plus est ! Je me l’enlève devant cette assemblée et je cours le mettre au David du Prado !
– Tu pètes plus haut que ton cul, Raoul ! C’est pas de nuit que tu lui mettras le slip, c’est de jour, devant tout le monde ! »
Raoul opina du chef bien qu’il regrettât ses paroles trop hâtives. C’est alors que Boniface ouvrit la bouche et prononça les mots suivants :
« Pour répondre à vos bravades, laissez-moi vous dire que les marseillais vont gagner et que, s’il n’en est pas ainsi, je promets de faire le Chemin de Croix de Notre-Dame de la Garde à genoux… »
Cet engagement ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd. Souffle au cœur, qui passait par là, fut appelé à la table de son grand-père Boniface ; et bien qu’il fût âgé seulement de dix ans, il convoqua religieusement Raoul, Ange et son bon papi sous la cigale tutélaire qui se trouvait pendue à un mur du « Calenzana », et nota consciencieusement leurs paris, c’est-à-dire l’essentiel des paroles suscitées : il fut le scribe de ces trois messieurs.

Les trois coups de sifflet de l’arbitre moururent dans le mistral. Match nul : 0-0…

Lorsque les hommes rentrèrent chez eux, tous parlèrent de ce défi que Boniface avait lancé à la face de ses compères. Le vieil homme avait engagé sa réputation dans ce pari. Qu’en sera-t-il de lui quand il s’avouera vaincu ? Or, Boniface ne perdit en rien de sa superbe, bien au contraire…

Le lendemain matin, Marseille somnolait sous un ciel gris. Les trois compères parieurs suivis de Souffle au cœur et de quelques curieux et langues de putes gagnèrent le Vieux-Port et le Cours Jean Ballard pour prendre le bus allant à Notre-Dame de la Garde. Boniface, dont la famille était large comme la bouche d’une baudroie, avait pour arrière petit cousin le conducteur du bus en question, de sorte qu’il fut mené au pied du calvaire plutôt qu’au sommet, terminus unique de cette ligne. Quelques voyageurs râlèrent, mais beaucoup comprirent que cette destination (et les écarts hors de la route habituelle qui permettaient d’y accéder) était lestée d’une pesante solennité. L’équipée arriva enfin à la première des quatorze stations du Chemin de Croix.

Boniface s’agenouilla et considéra le chemin qu’il devait accomplir. Puis, il s’élança et gravit les premières marches sous l’œil circonspect de quelques badauds. Sa souffrance était telle qu’instantanément son front se couvrit de sueur et ses genoux de sang. Ses amis le plaignirent, mais ne firent rien pour empêcher son ascension.

Puis un miracle arriva. Le soleil qui s’était caché durant tout le début du jour apparut brutalement et darda l’un de ses plus forts rayons sur la face altière de Notre-Dame qui réfléchit cette belle lumière sur le propre corps de Boniface, ainsi transfiguré. Ses forces décuplèrent. On cria au miracle. Des journalistes alertés par les spectateurs du gravissement arrivèrent sur leurs scooters italiens. Boniface grimpa de station en station sans halte.

Le lendemain, La Provence et La Marseillaise titrèrent respectivement :
« Le vieil homme et la mère, ou le miracle de Notre-Dame »
« Un camarade communiste accomplit un miracle digne de Stakhanov »
Ce dernier titre fit parler et provoqua quelques saillies à l’égard de ces communistes qui ne respectent rien.

Boniface fut célébré par le quartier St-Pierre et reçut les hommages du maire de l’arrondissement, un gandin couillon qui forçait son accent marseillais. On reconnut à notre homme l’audace du supporter olympien qui défierait le monde entier pour défendre son équipe favorite. Pape Diouf en personne appela Boniface et le remercia de ses efforts.

Ce fut ainsi Boniface qui donna le coup d’envoi du match suivant au Vélodrome, de sorte que les joueurs marseillais, valeureux et pieux hommes, vainquirent allègrement et promirent devant les caméras de télévision un ex voto dans la crypte de Notre-Dame de la Garde en l’honneur de leur nouvelle mascotte !

mardi 26 août 2008

Un Tatouage (1ère partie)

Le 15 Août 1898, à Marseille
24, rue des Mille Terrasses

Madame,
Les conventions et les us m’empêchent d’être trop prévenant et attendri ; pourtant, vous savez mon amour pour vous et l’inextinguible crainte de vous attirer médisances et rumeurs, en un mot, de vous compromettre en me présentant chez vous chaque semaine, alors que votre époux n’est décédé que depuis onze mois. Ce sont les conventions que je brave en faisant le voyage de Marseille à Aix-en-Provence pour vous voir ; la morale n’aime pas qu’un jeune homme se rende ainsi chez une veuve pour s’entretenir avec elle. J’avoue que je me moque de tout cela, et vos sourires et regards, derrière votre mantille et vos inquiètes attentions, tandis que je m’assieds à votre côté, m’enjoignent à poursuivre mes pérégrinations pour vous témoigner mon amour, et à patienter…
Chacune de vos missives m’est un regain d’espoir. Je réponds donc au plus vite, dans l’excitation que vos mots et prières sèment à leur suite, et vous confirme ici que je prendrai mardi prochain la poste du matin, au départ du Port, et que je serai à votre bastide dans les dernières heures de la matinée.
Madame, laissez-moi clore cette lettre en vous assurant de ma tendresse.

Louis des Orfraies

P.S. : Je rouvre la lettre à l’eau bouillante pour vous conter en un large post-scriptum une histoire née d’une rencontre fortuite, au sortir de chez vous, dans la poste de mardi dernier.

Assis sur une borne, humant l’air de la garrigue, je fumai un petit cigare lacé de fil rouge, de ceux que les marins, de retour d’Inde, vendent au saut du bateau. La malle-poste arriva ; le cocher fit cesser les chevaux noirs à ma vue, et je montai dans une voiture obscurcie : les rideaux, de mauvais tissu, avaient été tirés. La lumière du dehors, crépusculaire, n’entrait que vaguement, abstraitement si l’on peut dire. Un homme ou, du moins, une silhouette, était assise de l’autre côté de la voiture ; quoique peu spacieuse, la voiture semblait gigantesque du fait de l’obscurité ; bref, la silhouette paraissait lointaine : sa respiration était courte, ses vêtements devaient être noirs, ne rayonnaient que ses dents, blanches tel l’ivoire. On eut dit qu’il souriait parce qu’il se dérobait à ma vue et qu’il me sentait vulnérable. J’ouvrai quelque peu les rideaux et, sans mot dire, m’obligeai à regarder au dehors la lande nimbée d’une faible lumière, entre chien et loup. L’étranger me regardait-il ? Souriait-il toujours ? J’avais un spectre dans le dos. Je ne pus me retenir longtemps de tourner la tête et je fis face à mon compagnon de voyage. Je le regardai ou, pour ainsi dire, l’examinai : capé d’un gilet de velours noir côtelé, les jambes cachées sous un manteau sombre, il se tournait les pouces comme un écolier ennuyé ; son bras droit que je voyais distinctement était à demi-nu : sa chemise était relevée jusqu’au coude, vraisemblablement à cause de la chaleur ; un tatouage noir entachait la blanche nudité de son bras, il représentait trois vaguelettes ondulantes : on aurait dit un hiéroglyphe. Ce fut à ce moment, alors que mon regard, pressant, comme envoûté, s’était perdu sur la tache d’un noir bleuté qui polluait son bras, qu’il surprit mon attention et qu’à son tour, sans honte, il me détailla.

« Je vous présente Khadîdja, me dit-il. Vous ne l’avez certainement pas vu. Elle a cette méchante habitude de toujours se pelotonner sous sa pèlerine quand nous voyageons. »

Une jeune fille au teint bistre, en effet, était couchée à mon côté, et je ne l’avais point vue. Elle me sourit de ses dents teintes en noir, puis se recoucha. Elle portait une vague chaîne d’or autour du cou et deux ou trois bracelets qui mêlaient étoffe et pierres à son bras nu ; ses pommettes saillantes, heureuses, rehaussées par la grandeur d’yeux cernés de khôl, aidaient à cette fascination qu’un homme peut avoir pour un sourire. Je vous dis cela, Madame, non pour vous avouer qu’il m’est possible d’être charmé par un autre sourire que le vôtre, mais pour m’amuser – si, toutefois, je peux user d’un tel verbe – du fait que l’un et l’autre, le mystérieux homme et sa jeune compagne, exerçaient une fascination par l’entremise d’un sourire, blanc pour l’un, noir pour l’autre.

« Vous excuserez son apparente grossièreté. Elle n’a que douze ans et parle mal notre langue.
– Elle est toute excusée, Monsieur, dis-je. Laissez-moi me présenter, poursuivis-je avec un faux aplomb, je me nomme Louis des Orfraies, et je réside à Marseille.
– Heureux de faire votre connaissance, jeune homme. Je me nomme Joseph-Guillaume Faramond. Vous sembliez aimanté par cette tache qui orne mon bras, mon ami. »

J’aimai peu sa familiarité, mais la différence d’âge permettait que je consentisse à sa verve amicale. Mon interlocuteur devait avoir une soixantaine d’années.

« En effet, lui répondis-je. Il est curieux de trouver une marque de la sorte sur l’avant-bras d’un homme tel que vous. L’on ne voit généralement un tatouage que sur la peau d’un marin ou d’un corsaire, ajoutai-je, non sans penser que de tels propos étaient hardis.
– Eh bien, vous vous méprenez, jeune homme. Un tel tatouage peut être vu sur le bras d’un gentilhomme. »

Il se tut un instant, réveilla la jeune Khadîdja en lui caressant les cheveux, puis reprit la parole :
« Si vous le permettez, jeune homme, nous allons manger. Il est plus de vingt-et-une heures, et j’avoue avoir faim. Khadîdja ne me contredira pas, même si l’odeur de ses cheveux peut en quelque sorte la nourrir. Je n’ai que peu de sciences pour ce qui est des parfums. Est-ce du vétiver, de la tubéreuse ? Je n’en sais rien, mais je sais cependant qu’en cet heureux panier – il me montra un panier en osier, tel ceux que l’on utilise pour les pique-niques, déposé aux pieds de sa compagne – se cachent quelques mets que j’aimerais que vous gouttassiez avec nous, et parmi ceux-là, un vin de la plus belle tenue. Buvons ce vin, et je vous conterai l’histoire de ce tatouage qui vous fascine tant. Qu’en dites-vous ?
– Une telle proposition, évidemment, me séduit, répondis-je. »

[à suivre ...]