vendredi 12 septembre 2008

Un Tatouage (3ème partie)

« J’étais peu madré alors : il fallut cette nuit-là pour que je devienne plus goupil qu’agneau. L’aiguillon avait piqué mon flanc et, parce que je n’avais su éteindre le feu qui me brûlait, j’avais donc rejoint mes camarades aux visages ravagés. Nous bûmes ensemble au goulot des rhums ; nous caressâmes les mêmes silhouettes débraillées, offertes à toutes les paumes et oeillades. Puis vint un moment, au fort de la nuit, où les mots se firent plus graves. Le flux de l’ivresse se découvrit un reflux. Les marins regrettaient la mauvaise pêche des semaines dernières ; ils n’avaient cessé d’aller plus au large, mais les soles et les baudroies, les rascasses ou les anguilles n’avaient pas plus épaissi le filet. Ils s’efforçaient en vain. Les créanciers pestaient, et l’on ne savait comment les faire taire si ce n’est en ramant plus loin encore – ils seraient allés jusqu’au Maghreb si leurs mains n’avaient pas déjà saigné à grosses gouttes sur la rame et le filet ! Les prières, confiées au saint-patron des pêcheurs, ne menaient à aucune pêche miraculeuse ; elles n’étaient qu’une porte ouverte sur les déceptions, l’antichambre des jurons. Et Dieu sait qu’ils juraient ! Leurs yeux, éclairés d’une lumière nauséeuse, trempés dans un marc d’alcool, m’effrayèrent : on les aurait dit empreints de la glaçante violence que les statuaires médiévaux prêtèrent aux yeux des gargouilles. J’aurais fui si l’un d’eux ne m’avait attrapé le bras. Qu’étaient-ils devenus en l’espace de quelques minutes, si ce n’est une fratrie de fous ? Et pourquoi devinrent-ils ceux-là, me direz-vous ? La réponse n’est pas ailleurs qu’attelée aux superstitions que vous partagez avec la chambrière de ma mère, et l’on sait que pour certaines d’entre elles, le crime peut être délesté de l’innommable pour atteindre à l’utile – utile condamnable, soit, mais les hommes n’ont-ils pas toujours recouru à d’horribles expédients en cas d’irrésolution d’énigmes : ainsi les vieilles femmes condamnées au bûcher pour sorcellerie supposée, ainsi la sordide histoire de ce jeune allemand qui drogua sa gracile épouse, l’agenouilla dans une cheminée pour l’embraser comme un fétu de paille, alléguant cette seule raison que la guigne l’avait poursuivi depuis son mariage … N’avez-vous pas lu ce récit dans les journaux ? … D’une traite, nous traversâmes la foule des soiffards et hommes torves. Serré contre deux des marins, poussé dans le dos, nul échappatoire ne s’offrait à moi. J’étais fait. Nous prîmes une dizaine de rues, toutes silencieuses, sans lumière autre que celle de la lune ; puis, arrivés au bord d’un bassin trouble, mangé d’algues, qui ne pouvait faire plus d’un mètre carré – tel ceux que l’on utilise pour jeter les huiles –, l’un des plus âgés souffla d’une voix de basse un « Nous y voilà ! » de mauvais augure – intervention pareille à ces paroles lacunaires que prononcent toujours les annonciateurs de malheurs !

« Il sera pas bien là, notre petit Joseph ?
– Oh que oui ! Je m’en vais te le plonger à mi-corps, les petites n’en feront qu’une bouchée … Ah ! Ah !
– La disette sera finie, hein l’Ancien ? On repêchera à foison, hein ?
– Sûr Petitou, sûr ! Avec mon père, y a des paires d’années, j’étais un petit pêcheur comme toi, on a jeté un Jonas là-dedans, et, de suite, la pêche a repris de plus belle … Ah ! Ah !


Ils embrasèrent deux fanaux. La nuit était belle. Alors celui que Petitou avait nommé l’Ancien s’assit en tailleur au bord du bassin pour, disait-il, être aux premières loges. »

Et Joseph devint Jonas, Madame.

« Ils lièrent mes deux mains avec du chanvre, puis me suspendirent à un palan comme un vulgaire ballot d’épices au-dessus du bassin. Les plus forts tirèrent sur les poulies, et je fus descendu jusqu’à la taille dans l’eau tiède. Ces ignobles hommes n’avaient pas lu les fabuleuses chroniques impériales du grand Suétone ; je doute même qu’ils aient jamais su lire. Pourtant, comme si les méfaits avaient échappé à l’éreintement des siècles, ce qu’ils firent cette nuit-là était lointainement hérité d’un supplice dont Tibère se délectait, et qu’il faisait subir aux esclaves ou contradicteurs. A peine plongé dans l’eau, je perçus des effleurements et des piqûres. Les douleurs ne furent d’abord que petites ; on aurait dit qu’on éprouvait ma peau, son épaisseur, sa mollesse. Cela ne dura qu’un instant ; les frôlements devinrent des attaques, la peau céda, s’étiolant en filets rouges. Une horde de murènes mangeait mes jambes ! Je sus plus tard qu’il était de tradition dans certaines familles de pêcheurs de relâcher dans des petits bassins quelques murènes pêchées, et de les y nourrir – de temps à autres, pour conjurer les disettes, de la chair d’un Jonas. Je m’évanouis … Je ne sais ce qui se passa ensuite, tout juste puis-je supputer les étapes qui me menèrent à l’hôpital … Lorsque je me réveillai, deux religieuses vaquaient à mon chevet. Combien y eut-il entre le supplice des murènes et mon réveil, le saurai-je jamais ? Les religieuses restaient muettes quant à mon arrivée et aux soins que j’avais reçus ; rien ne m’était dit. Le malade que j’étais alors, en butte au silence, ne se bornait qu’aux constatations : j’étais tatoué au bras droit de trois vaguelettes, et mes jambes n’étaient plus : un chirurgien les avait coupées au sommet des cuisses … Dans l’autoportrait que Montaigne fit de lui, il s’est dit « demi-être » … Eh bien, je le suis moi-même, mais au pied de la lettre, jeune homme ! »

J’avoue, Madame, que je demeurai coi au terme de cette histoire, n’osant pas baisser les yeux sur le manteau sombre qui cachait deux moignons, manteau dont je n’avais pu soupçonner qu’il était le voile d’une horrible histoire. C’est alors que la malle-poste fit halte : à ma fenêtre, le Port était apparu. Je m’apprêtai à descendre quand Faramond me retint par le bras ; il souriait.

« J’ose espérer, me dit-il, que vous ne souhaitez pas être écrivain car, ce me semble, vous n’êtes pas habile au détail et votre vertu vous contraint. Il est inutile de vous dire que le romancier adroit aurait distingué l’intérêt du manteau sombre plutôt que celui de cette tache exécrable qui pare mon bras. Le vice, souvent, est dans le détail à peine visible. »

Je ne répondis pas et descendis quand sa bouche blanche ajouta quelques mots :

« Savez-vous que depuis lors je ne suis jamais retourné à Marseille …
– Mais vous y êtes en ce moment, Monsieur, lui répliquai-je.
– Pas le moins du monde, non, pas le moins du monde … Je ne suis que dans une voiture ! Bon vent, jeune homme ! »

Et la voiture s’ébranla.

Le soleil se lève à peine, Madame ; il me faut sceller cette lettre en vous disant « à très bientôt ». Mais avant, permettez que je vous pose une question : croyez-vous que parmi les quelques pêcheurs que je puis observer de ma fenêtre, en est-il un que l’on appelait Petitou et qui a pris maintenant le surnom de l’Ancien ?

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