mercredi 11 mars 2009

La quatrième enquête (feuillet 1)

Vous connaissez mon attachement pour le chevalier C. Auguste Dupin que je rencontrai durant mon séjour à Paris en 18... dans un obscur cabinet de lecture de la rue Montmartre.

Par trois fois déjà, j’ai conté les enquêtes de cet impérieux rêveur dans des articles qui, pour mon bonheur, firent date et nous valurent une célébrité certaine dans le monde des agents de la police parisienne et française, ainsi qu’auprès de tous les curieux abonnés de ma gazette.

Je m’apprête à relater la dernière enquête que nous fîmes ensemble.

Comme je l’ai écrit dans mon dernier article, une année avait passé entre la deuxième et la troisième affaire – une année de rêveries et de lectures, sans souci de l’avenir, dans l’appartement qu’occupait Dupin, rue Dunot, au troisième étage d’une maison, dans le faubourg St Germain. Durant cette année, Dupin résolut de ne s’occuper que de lectures et de conversations ; il souhaitait écrire un traité à l’usage de tous ceux qui se piquaient d’enquêtes et de problèmes criminels. Je le retrouvais chaque jour dans sa bibliothèque, souvent avachi dans un vieux fauteuil, l’esprit employé à éclairer certaines de ses analyses par des exemples prégnants, ou à trousser, comme l’on dit dans le jargon, des arguments incisifs, voués à être intelligibles par tous. Dupin pensait plus qu’il n’écrivait, et son manuel demeurait une pile de feuillets désordonnés, rédigés alertement sans apparence de transition logique entre les différentes thèses et références. Quand je me présentai chez lui, il fallait parfois que je patiente une heure avant qu’il n’entame une conversation. Puis, l’affaire Roget vint au jour, et Dupin reprit ses investigations, laissant ainsi reposer ses brouillons et ses réflexions sur le bureau et dans sa boîte crânienne.

La mélancolie est à cet homme ce qu’elle est à notre époque, un tatouage indélébile. Résoudre une enquête était pour lui une satisfaction de l’intellect, de l’esprit, mais l’âme demeurait sombre, bilieuse. Il démêla donc le nœud coulant de la troisième affaire, et regagna aussitôt sa bibliothèque.

Je le quittai alors pendant quelques mois ; un grand journal m’avait confié la rédaction d’une douzaine d’articles au sujet des métamorphoses industrielles et culturelles que connaissait alors la capitale de l’Empire britannique. Je partis de Paris, et vécus à Londres où je retrouvai vite le goût de parler anglais.

Un pli arriva un matin que je me consacrais à la somnolence et à la lecture des Mémoires du prince Florizel ; j’en étais, si le souvenir ne me fait défaut, au récit cruel que Florizel fait au sujet d’un révolutionnaire qui, après s’être repu des câlineries d’une femme légère, ouvre sa fenêtre parce qu’il entend ses camarades chanter dans sa rue : ceux-là, tout heureux, tiennent à bout de bras une pique sommée de la tête coupée d’un noble ; et voilà donc notre homme, arrachant des mains de son amante un peigne d’écaille pour s’en aller peigner les cheveux de la tête tranchée qui s’était présentée à la fenêtre. Les bougies brûlaient depuis mon lever tant le brouillard était dense ; je ris malgré moi de la cruauté de ce libertin. En somme, je ne faisais rien et pensais à Dupin.

La coïncidence fit que ce fut précisément ce jour-là qu’il me donna de ses nouvelles – celles-ci résonnant particulièrement avec l’historiette libertine contée plus haut.

D’une écriture peu soignée, il me disait :

Cher ami,
Je me suis attelé à une nouvelle enquête.
Respectueusement,
Dupin

Il ne me proposait pas de le rejoindre à Paris, mais sa lettre laconique avait les atours d’un appât. Un article de journal, daté d’un trimestre environ, accompagnait le mot de l’ami ; y était relatée une histoire sordide, mais aventureusement séduisante pour le narrateur de faits divers que je fus par trois fois.

mercredi 4 mars 2009

Le Samouraï Rusetô

Le samouraï Rusetô observait la longue plaine déroulée sous ses pieds comme une natte. L’aube épanchait ses premiers rayons de lumière ; la rosée gouttait sur les fleurs odorantes des nombreux paulownias. Il revint à l’homme le souvenir des bannières flanquées de l’emblème du clan Toyotomi, pour lequel il avait combattu lors de la bataille qui décida de l’avenir du pays : ces mêmes fleurs de paulownia qui, ce jour, exhalaient leur parfum dans l’air matinal, avaient été trente ans auparavant souillées du sang de milliers de soldats. Hideyori Toyotomi, fils du valeureux Hideyoshi Toyotomi et dernier héritier de la bannière aux trois fleurs en panicules, s’était suicidé dans les montagnes à l’aube d’un même matin, à l’âge de vingt-deux ans ; l’impérieux shogun Tokugawa l’avait poussé à la fuite. Hideyori Toyotomi avait été le seul maître de notre samouraï. A la mort du jeune homme, il était devenu rônin, confiant son temps au vagabondage, allant de ville en ville, affûtant ses techniques de combat. La vieillesse l’avait enfin pris sous ses ailes blanches, l’engageant à mépriser les combats au profit de la méditation. Pendant ses années d’errance sur l’île d’Honshu, le long de la rivière Shinano, du mont Kobushi à Niigata, il avait traversé mille épreuves, affronté plusieurs sabreurs, rônins comme lui, samouraïs arrogants ou bandits, dormi dans de nombreuses clairières. On le disait alors beau, et honnête quand il s’agissait de louer ses services.

Figurez-vous un homme de haute taille, robuste, dont la droiture de la tenue n’avait d’égale que celle de son âme. Ses cheveux, d’un noir de geai, étaient relevés et noués sur le haut de la tête. Le front dégagé laissait voir un visage d’une finesse féminine. Les yeux, à la teinte d’encre, regardaient avec franchise ; le nez, busqué et fier, chevillait une bouche aux lèvres minces, rehaussée d’une moustache clairsemée ; les oreilles, petites, ceignaient un profil délicat ; le cou, seul, témoignait d’une force remarquable : il était un tronc de hêtre, à l’écorce lisse et blanche, dont les racines se nouaient dans un buste vaste, aux épaules épaisses. Rusetô portait traditionnellement un jinbaori. Lorsqu’il combattait un adversaire, il pouvait manier deux sabres : ses longs doigts empoignaient la garde d’un katana ou celle d’un wakizashi. Cette dernière lame, plus courte et dont le maniement était plus souple, faisait la renommée de notre homme : il en usait avec une subtilité telle que ses adversaires s’étonnaient toujours, au moment de rendre leur dernier souffle, de se trouver traversé par elle. Au terme de son vagabondage, Rusetô avait vaincu à cent reprises.

Daisuke Monogatari, La retraite du samouraï Rusetô au sanctuaire d’Ise, 1857