mercredi 15 octobre 2008

Ahtem – revenu des ailleurs ("Les 1001 bandits", épisode inédit)

Au-dehors de La Jarre Percée, une pluie battante brinquebale les mâts et les vergues des navires. Le drapeau au-dessus de la porte de l’auberge bat à tout rompre. Le ciel est noir, zébré d’éclairs.
Un homme pris dans un manteau brun entre dans
La Jarre Percée. On ne voit d’abord que ses yeux.
Cromar le patron est assis sur un tabouret derrière le comptoir ; son ventre bedonne un peu hors de ses braies ; il fume une pipe fine, ses binocles posées sur son nez ; il lit ou somnole livre en main.
La clochette de la porte retentit. Le patron se redresse, regarde l’homme qui se dévêt de son manteau : les yeux noirs, hirsute, il a le visage blanc marquée par une vérole déformante.


Cromar : Bah dites moi ! c’est qu’on avait pas vu pareille tempête depuis que la grosse femme à Daniel a éternué pour la dernière fois ! Ah ! ah !
Silence. La blague ne prend pas.
Je sais que le silence est d’or, m’enfin. Soit t’es muet, et toi t’as pas l’air, soit t’es pas d’ici et Daniel t’est pas familier.

L’homme racle sa gorge.

Ahtem : Je vois que tu ne me reconnais pas. Et la sottise que tu viens de débiter, mon vieux Cromar, tu m’l’as tellement faite que le rire ne me vient plus.

Cromar, décontenancé, remet ses lunettes en face des yeux : Qui es-tu ? J’ai bien une myopie conséquente, mais d’habitude je remets les visages même quand j’les ai pas vus depuis belle lune …

Ahtem : Et si je relevais ma manche …

L’homme relève la manche gauche de son tricot noir. Un tatouage apparaît : trois traits parallèles de biais sur l’avant-bras.

Cromar : Ahtem, mon vieil Ahtem ! Mais ton visage, ton visage ?

Ahtem : Oui, mon visage a bien changé. Mais je te raconterai pourquoi lorsque tu m’auras nourri et qu’j’aurai bu. La pluie n’a pas bon goût, vois-tu !
Il rit.

Sans mot dire, Cromar acquièsce, pose ses lunettes, son livre, pousse la petite porte battante au bout du comptoir et saute dans la cave. On le voit descendre.
Au comptoir, Ahtem regarde la couverture du livre :
Brut de Rédor, cuvée somptueuse / « Les aventures du commerçant Plétar ».
Cromar remonte, la bouteille tenue comme un trophée.

Cromar : Voilà, voilà ! Oh la bonne bouteille que je vais te servir ! Et avec ça, j’vas te mettre des vévilles confites au genièvre …

Ahtem : Parfait.

Ahtem mange et boit au comptoir de manière gloutonne.

Cromar : Depuis combien de temps n’as-tu plus foutu les pieds dans mon bouge, Ahtem ?

Ahtem : Ça fait dix pleines lunes ce soir. Dix pleines lunes que La Jarre Percée me manque ! Je suis heureux de te revoir mon Cromar. On ne quitte pas les amis d’enfance sans raison, tu sais, et la raison qui m’a poussé à partir pendant dix pétardes de pleines lunes m’obligeait au silence …

Cromar : Rien ne t’empêche d’en parler maintenant, hein ?

Ahtem : Non. Pour sûr que je peux raconter.

Il boit une gorgée.

Tu sais que depuis mes treize ans, je travaille pour un riche patricien du nom de Séfarimiev. Et ce tatouage, les trois traits de biais, tu sais que c’est son sigle. Pour lui, j’ai exporté pas mal de tonnes de marchandises en tout genre : des liqueurs, des poissons, des pierres, des herbes, tout et rien en fait ! Pas de quoi se plaindre : une bonne paye, un bateau propre, récuré quand il le faut, des voiles de bonne qualité, des marins de premier ordre. La belle vie ! Ouais, ben y a dix pleines lunes, v’là c’qui m’dit le patron :
Ahtem a les mêmes beaux yeux noirs, un visage rond, légèrement barbu, il porte une large casquette : on voit son tatouage, il est beau de visage et de corps, il a une soixantaine d’années.
Séfarimiev est adipeux, double menton, cigarette noire à la main. Il porte une écharpe noire gigantesque autour du cou, il n’a pas de cheveux.


Séfarimiev : Mon cher Ahtem, je veux que tu me transportes les cent tonnes de fumier de mer que mes pécheurs ont débarqués hier ; à ça, j’ajoute une caisse. Tu iras jusqu’Haakta-Ser. Tout est déjà chargé sur ta Providencia. Tu livres dans deux jours sur le quai sud-sud-est.
Ahtem : Bien. Mais la caisse, que contient-elle ?
Séfarimiev : Il ne m’appartient pas de te le dire …

J’ai rien ajouté. Les Daniels tomberaient vite dans ma pogne. Fallait pas se faire attraper par les douaniers, c’est tout ce que ça pouvait vouloir dire que ce silence !
J’ai embarqué sur La Providencia et, après en avoir fait le tour, j’ai ameuté mes marins, huit types gras d’épaules, et on a entamé les premiers mouvements de corde et de gouvernail pour mettre cap au large. La mer était bonne ; c’était bon matin : un soleil étincelant, pas un brin de nuages, des risées comme il faut. Pas comme ce soir, hein ? Les matelots chantèrent vite des chansons paillardes : ils les apprenaient au petit dernier, Macha, qu’avait pas douze ans, à peine barbichu, joli trogne de gosse, rosi par le vent. C’est lui qui est mort le premier …

Cromar fait une tête ronde de surprise.

Oui ! mort ! mon cher Cromar. Mort comme un chien !
Le premier soir est venu : la mer continuait de nous mener sans entraves d’autant que je connaissais la route, l’ayant faite des dizaines de fois ; je connaissais le moindre des récifs, savais qu’à la pointe de l’île à l’exact milieu entre Telu et Haakta-Ser, une traîne de rochers sortait des flots sur des milles entiers, et qu’il fallait donc faire un écart important et donc attendre le matin pour bien apprécier le danger. On avançait bien vite ; d’où qu’j’leur ai dit à mes marins de réduire la course et même qu’on pourrait passer la nuit ancré. Ils n’étaient pas contre, au contraire ! Ils iraient pécher à la torche. Donc, on ancra ; la nuit vint. Trois marins sortirent une barque, leurs lignes et des torches pour pécher ; moi et les autres, dont Macha, nous nous fîmes un repas à même le pont avec force herbe et quelques poches d’Ababuch. La barque des trois pécheurs était lié au bateau par une belle corde ; leur torche luisait à pas cinquante mètres ; de temps à autre, on les entendait rire. Faut dire qu’c’est une drôle de pèche que celle-là ! La nuit était noire avec des étoiles ; une brise sifflait doucement. Le vieux Soms racontait une fantaisie.

Soms est maigre, on ne lui voit que les muscles et les nerfs, il est pourtant large de carrure. C’est un homme volubile et fort.
Macha est beau, teint hâlé, menton légèrement pointu, yeux jaunes de chat, il est svelte.

Puis Macha s’est levé pour, dit-il, « pisser au clair d’étoiles ». On n’a rien entendu qu’un bruit de chute et un râle court.
Soms et les trois autres coururent jusqu’à la proue, l’un d’eux alluma une torche : le corps de Macha était plié en deux, au niveau du ventre, sur le mat de beaupré, affalé comme un ballot. On cria aux gars de revenir de pèche ; ils étaient d’jà en route. Ils revinrent et Brubor, un autre de mes vieux, a dit :

Brubor a un visage carré, plein de barbe, avec deux yeux vif argent.

– Brubor : « J’ai vu une ombre, une ombre noire sur le fond de la nuit. Les deux autres péchaient, moi je regardais le bateau. Macha a été poussé par l’ombre. Son corps a fait un bruit sourd sur le beaupré. »
– Ahtem : Sacrée sainteté ! mais c’est qu’un gosse !

On ne dormit pas cette nuit-là. J’allai moi-même enlever le corps de Macha et je le mis sur mon lit. Soms et Brubor gardèrent la proue : leur grand âge, plus de quatre-vingt ans chacun, ne les gênait en rien ; c’étaient les hommes les plus forts du navire : jamais à se plaindre, les premiers au réveil, les derniers au coucher. Durant leur veille, ils sont morts tous les deux, égorgés.

Cromar sert une autre pinte à Ahtem. Leurs yeux se croisent et disent la fureur.

On avait ancré avant le début de la nuit. Je connaissais le terrain : pas moyen qu’on dérive avec pareil fond. Et pourtant … La garde durait depuis deux heures ; on se hêlait de temps à autre ; tout était calme, mais on avait tous la peur au bide. Puis l’un des marins, Nogrod je crois, a crié : « On dérive, on dérive ! A l’ancre ! Vite ! » Je regardai l’eau ; elle scintillait sous nos torches ; le bateau dérivait : quoique courte, la brise nous poussait. J’allai à l’ancre ; elle était remontée. Puis un autre cri survint, venant de la proue : c’est le gosse Andrane qui le poussa. Les deux vieux étaient couchés dans leur sang, tête contre tête ; il avait vu une ombre noire. J’ai ancré à nouveau La Providencia et Nogrod et Munv ont débarrassé les deux cadavres dans ma chambrée.

Nogrod et Munv sont jumeaux : forts, blonds, yeux bleus.

A part moi, il restait les jumeaux Nogrod et Munv, le petit Andrane et les deux pécheurs Parpe et Jean-Trèfle.

Galerie de personnages :
Andrane est roux, visage adolescent avec boutons et tout le tintouin, oreilles décollées, il est robuste comme tous les autres.
Parpe est gros : gros ventre, gros cou, yeux ronds, rides sur le front, nez rosi par l’alcool, cheveux délavés.
Jean-Trèfle a les cheveux longs, noirs, il est carré, et porte le même tatouage que celui d’Ahtem : il barre son poitrail volumineux.

J’envoyai Andrane sur la dunette, Nogrod et Munv à la proue, Parpe et Jean-Trèfle à la poupe ; je restai sur le pont sous le grand mât. Le soleil se leva.
Nous avions sacrément dérivé. Pour un peu, le bateau échouait sur la traîne de rochers. As-tu d’jà vu ces récifs, frère Cromar ?

Cromar : Oui. A Haakta-Ser, on les appelle « le chapelet de mort ».

Cromar attrape une bouteille derrière le comptoir et sert à son camarade un grand verre.

Ahtem : « Le chapelet de mort », c’est cela. Des pointes par centaines qui dépassent à peine de l’eau, une pierre noirâtre qui ne dit rien qui vaille. Bon, pour te dire, j’les voyais à la lunette, on n’était pas à deux milles. Il a fallu quelques paires d’heures pour orienter le bateau vers la fin de la traîne, parce qu’à force de dériver, on s’était dirigé vers la côte plutôt que vers le large. Bref, avec seulement cinq hommes, ce fut plus difficile, d’autant que la mer racontait pas la même histoire qu’la veille. Grand vent, ciel gris, mer déchaînée … Ça tanguait comme dans un pieu ! Une vraie tempête en devenir ! On dépassa « le chapelet » et prit la tangeante vers Haakta-Ser. La mer allait de plus en plus mal. La deuxième nuit vint. Cette fois-là, pas moyen d’ancrer ! On avait pris du retard. Les gars reprirent leurs postes de veille. La nuit fut horrible.
Les cinq marins moururent les uns après les autres. Andrane chuta de la dunette, comme un sac ! Il tomba presque à mes pieds … Son corps était ballant comme un jouet de gosse ! Parpe et Jean-Trèfle furent eux-aussi égorgés, ils n’avaient pas poussé un cri. J’les appelai après une heure de garde, et je n’eus pas de réponse : je fonçai vers la poupe ; ils étaient dos au sol, le visage tuméfié, yeux grands ouverts, effrayés : leur cou était béant … Je hurlai à Nogrod et Munv de venir. Pas de réponses ... D’eux je n’ai retrouvés que des os et du sang, éparpillés à la proue.
Dans la tempête qui malmenait La Providencia, j’ai vu l’ombre noire tourner autour de moi, mais elle ne m’a pas attaqué. J’ai tenu la barre comme un forcené pour arriver à Haakta-Ser. Dans la nuit, je l’ai appelée pour un duel, pour qu’elle me mette à mort si ça lui chantait. Mais elle n’est jamais venue à moi, pour moi …
A Haakta-Ser, j’ai reçu des soins au vieil hôpital, entouré de femmes gentilles. Les autorités n’ont pas su me dire qui était cette ombre noire. Les gars de quais qui débarquèrent les caisses de fumier de mer me firent dire qu’y avait aussi une caisse vide, longue comme un corps d’homme … Je sortis de l’hôpital, signai quelques papiers et retournai à Telu par la route pour m’occuper de Séfarimiev.
Je l’ai égorgé. Il ne méritait que ça. Depuis, je fuis.

Cromar : Alors, ton visage, c’est exprès ? Hein, c’est pour pas qu’on te reconnaisse ?

Ahtem : Bon Cromar, ce que tu peux être candide … Le visage, non !, ça c’est à cause d’une donzelle. Son marin d’époux nous a trouvé au lit à gigoter, et il nous a jetés de l’eau forte. Voilà le résultat ! Ah le bel Ahtem que j’étais !

Cromar : Eh bien, dis-moi, que de péripéties …

Ahtem : Oui, comme tu dis, des péripéties …
Silence.
Au fait, où en es-tu de ces belles « Aventures du commerçant Plétar » ?
Il désigne le livre.

Cromar : Hein ? Je viens de finir un chapitre ...
Cromar ouvre le livre au signet : chapitre 13, « Plétar contre l’ombre noire »
Ahtem éclate de rire, Cromar le regarde avec la surprise de celui qui s’est fait flouer.

Je comprends. Tu n’ …

Ahtem : Non, bon Cromar, je n’ai perdu aucun marin. La course vers Haakta-Ser a été bonne ! Pas d’ombre noire en vue ! C’est seulement que j’aime les livres et te faire marcher ! Ah ! ah ! Mon absence n’est due qu’à l’incident du mari vengeur. J’ai fait quelques semaines d’hôpital et d’autres semaines en prison … Rien d’exceptionnel ! Sacré Cromar !

Il rit encore. Et Cromar rit aussi.
Les deux hommes trinquent.

lundi 6 octobre 2008

Karel le vicieux ("Les 1001 bandits", épisode inédit)

La Jarre Percée compte un client, un type vêtu d’une longue chemise blanchâtre qui lui descend à mi-cuisse, sur des sortes de braies rayées de bleu et de beige. Son visage est gras, plein de crevasses. Il a des cheveux clairsemés. Il discute avec le patron. La conversation a déjà commencé.

Karel : Largué en pleine mer ? Oh que oui que ça m’est arrivé ! Et pour ça, j’avais rien fait. Tout juste effleuré une femme … Mes camarades et moi, on avait été dépêché par un maraud pour aller lui prendre un paquet à Ermen. Une équipée pour un seul paquet. Ouais, mais un sacré paquet, une femme gentille à reluquer ! C’est que mes camarades, ils m’ont jeté à la baille comme un pauvre filet à attraper les vévilles ! Et la mer de Derim, elle est un rien secouante, tu vois ! Y a du prédateur pas sociable et les vagues, elles sont pas caressantes comme la langue du chien dans les verres que tu rinces, mon cher patron ! J’y ai pas été longtemps dans ce manège, mais Dieu ce que ça bougeait. Quelques heures à peine, bref, pas le temps de laisser pourrir les braves fruits qui trônent entre mes jambes. Une nave a rappliqué, et des marins m’ont hissé à bord. Ils retournaient à Zambura, et ça tombait bien, parce que c’est bien là que j’allais quand les salauds m’ont mis à la flotte. Pour sûr que je les retrouverai ! Et la belle aussi, qu’il me tardait de tendrement butiner. J’avais pas dit mon dernier mot, je suis du genre têtu.

Cromar : Et comment était-elle cette fleurette pour laquelle ton frelon du pantalon approvisionnait son dard, hein mon bon Karel ?

Il s’est penché plus avant sur le comptoir. Il a un petit œil torve.

Karel : Les souvenirs sont loin, patron. Un gorgeon me plairait …

Le patron perd un temps son œil torve, se retourne en quête de la bouteille idoine pour une telle histoire d’amour et tend enfin au client une bouteille de forme phallique.

Cromar : Elle est pas belle cette bouteille ? Une spécialité de Telu … Hein qu’elle convient bien à la suite de ton récit.

Tous deux partent d’un grand éclat de rire.

Karel : A l’époque, la mode féminine, c’était plutôt grand voile que voile de proue, tu me comprends. Disons que y en avait des épaisseurs de lainage et de lacets, et qu’il fallait sûrement des plombes pour la dépoiler. Mais son œil suffisait à te donner des idées viceloques. Un œil noir avec une étincelle rouge sang sous l’iris qui te disait : « Viens salaud ! ». Puis des longs cheveux noirauds itou, pris dans une grosse broche doré, qui lui descendaient jusque dans le dos. Sa bouche était brune, et son cou, blanc, était grainé de tâches de son. Le reste, on pouvait que l’imaginer, et moi, bah j’l’imaginais bien. On lui a jamais entendu un mot. Ordre de pas lui causer, et elle nous aidait à obéir. On disait d’elle qu’elle était un cadeau des autorités d’Ermen à celle de Zambura, pour services rendus. Le capitaine, qui en savait plus que nul autre sur le rafiot, murmurait qu’elle serait bientôt la pièce maîtresse de la maison de tolérance de Zambura … Non ! pas celle qu’on fréquentait nous ! Mais celle attenante à la maison communale, celle que fréquentaient nos chers représentants. Donc, pas moyen de lui causer, et de la toucher aussi. Y avait pas que les poux sur la trogne qui nous démangeaient, y avait les « braves fruits » aussi ! D’Ermen à Zambura, y a pas loin, mais le vent n’y était pas et on a eu vite une journée et demie de retard. C’était quelques heures de trop pour le commanditaire de l’expédition et future propriétaire de la sauvageonne, et pour moi aussi, parce que ça m’a démangé tant, la dernière nuit que j’étais de quart, que je me suis défilé de mon poste en vigie, en descendant les vergues comme si je fuyais la mort. Il faisait nuit d’encre sur les ponts, et tous les camarades pionçaient comme des enfants en ronflant le genièvre qu’ils s’étaient enfilés en guise de somnifère. La mignonne couchait dans la cale, dans une chambrée que le capitaine avait aménagée, non sans savoir qu’elle jouxtait les cargaisons de poiscaille qu’on devait livrer de même à Zambura. Donc, ça puait la chair salée. Des tonneaux suintaient à même le seuil de la porte de la coquette chambrée. La clef, pas trop dure à trouver, elle pendait à un clou sur le chambranle.

Cromar : Et un autre petit verre ! Ça commence à me plaire.

Le patron a posé son torchon sur l’épaule. Karel déguste son verre.

Karel : J’entre. Une bougie mourait dans l’étain sur un chevet. La belle dormait, son visage tourné vers le mur. Le roulis du bateau berçait le pieu, et j’avais qu’une envie, c’était de m’y faufiler. Donc, je ferme la porte à clef, j’enlève mes braies, histoire de mettre à l’aise mon chouloulou, et j’avance à petits pas vers le plumard tant désiré. Je soulève la couverture, je me glisse à son côté. Ah ! c’était bien chaud là-dedans, mais pas moyen de la voir, parce que la bougie, elle négligeait mon désir contemplatif, si tu vois ce que je veux dire ! Je commence à me frotter à son dos, et ça me plaisait, même si y avait toujours ses foutus lainages qui m’empêchaient de lui caresser la peau. Je pouvais pas attendre la maison de tolérance le lendemain, fallait que je me satisfasse ! Puis, elle a commencé à remuer, avec un drôle de râle grave, devenu plus aigu ensuite. Moi, je continuais à me frotter. Et le râle grave se poursuivait en râle plus aigu : « ah », « ih », « ah », « ih ». Et c’est là qu’un coup de coude m’est arrivé dans le nez, avec l’habileté de quelqu’un qu’en a déjà donné. Je suis tombé du lit, en saignant comme un nechte sauce rouge. Je me suis évanoui. Et quand j’ai remis un œil sur le monde, j’étais entre deux camarades sur une planche en équilibre sur le flanc du bateau, le matin. Je n’ai entendu que trois mots. Ça sortait de la bouche du capitaine : « A la baille ! », et j’y ai filé droit à la baille parce que les deux camarades m’ont décoché un grand coup dans le dos, imparable !

Cromar : Et l’eau était bonne au moins ? Pas trop froide ?

Karel : Non ! Fallait bien que je cicatrise du nez, le sel allait m’y aider. En arrivant à Zambura, il était neuf, un peu de biais mais neuf !

Patron : Et tu les as retrouvés tes assassins ?

Karel : Oui. J’y viens. Veux-tu bien me laisser apprécier mieux mes lampées ? Avant de les retrouver et de leur faire chanter une dernière berceuse, j’ai bondi à la maison de tol’ désemplir mes « braves fruits » avec la mégère Atréane. Puis j’ai fait les auberges, une par une, pour finalement les trouver dans une autre maison soignée sur le quai sud-ouest. Ils étaient en rang comme à l’école, dans l’attente de se faire ponctionner de quelques Daniels par les mamzelles du cru. Quand ils m’ont vu arriver, pas un n’a sorti une arme. C’était louche ! Au contraire, c’était du « Viens par ici Karel le vicieux ! », « Ah ! bah on est bien heureux de te revoir ! », « On te paye une femme Karel le vicieux ? », « T’en as pas mis du temps pour revenir ! ». Louche, quatre fois louche. Une dernière voix, celle d’un vieux copain de bordée a alors dit : « T’as encore mis ton chouloulou là où fallait pas, hein ? ». Ça m’a pris ! Un gros coup de sang m’est monté au visage ! J’ai sauté sur lui et je lui ai appliqué un coup de pogne dans la joue droite. Les autres m’ont sauté dessus pour me retenir. « T’as perdu ton humour, Karel ? » Je demeurais bouché bée. Les camarades riaient tous. Je ne comprenais rien, décidément. « Bah quoi Karel ! tu sais pas ? ». Et ils riaient de plus belle. « Tu sais pas pourquoi tu t’es retrouvé sur la planche ? » Et ça riait, ah les imbéciles, ils riaient ! Je bredouillais : « Nan, nan, à part que j’ai voulu mettre mon chouloulou dans la sauvageonne et que je me suis seulement frotté à ses lainages, et même qu’elle râlait, suite à mes effleurements, je sais rien d’autre. ». Ils riaient encore. « Et comment qu’elle râlait ta sauvageonne ? ». Et je leur racontais que le râle était grave puis aigu. « Comme si y avait deux personnes dans le pieu, hein ? Et comme si t’étais le troisième larron, hein ? » Pour sûr qu’on était trois, patron ! Pour sûr ! Parce qu’au lieu de me frotter à la sauvageonne, c’est à la tunique du capitaine que j’offrais les atours de ma personne intime … Et le coup de coude dans mon nez, il était du capitaine qui, après avoir râlé grave dans les oreilles de la belle qui lui servait de bouillotte, s’était réveillé plutôt furieux ! Et hop ! le râle aigu de la belle ! Et hop ! un coup de coude ! Et hop ! une planche dressée sur le flanc du rafiot ! Et hop ! Karel à la poiscaille, aux sigyles et aux vagues ! Bref, le lit était plus grand que je ne le pensais et le capitaine moins loyal qu’il ne le laissait voir … Il avait d’ailleurs fui avec la brune à l’œil enjôleur à l’arrivée à Zambura. Les hommes m’ont donc payé une femme. J’en ai choisi une aux cheveux de nuit, et, pour m’exciter, je lui ai demandé de s’habiller de plusieurs épaisseurs pour que je me régale à la désaper ! En l’espace d’un jour, j’étais passé du dos du capitaine au ventre d’une mamzelle. Ah ! ah ! ah !

Cromar : Et le capitaine et la sauvageonne, que sont-ils devenus ?

Karel : Mangés par les charpostres du commanditaire lâchés à leur suite.

Cromar : Ça vaut un bock ou pas ?

Karel : Ça vaut un bock !

La Jarre-Percée résonne des éclats de rire des deux compères. Au dehors, les douaniers paradent sur le pont.