lundi 6 octobre 2008

Karel le vicieux ("Les 1001 bandits", épisode inédit)

La Jarre Percée compte un client, un type vêtu d’une longue chemise blanchâtre qui lui descend à mi-cuisse, sur des sortes de braies rayées de bleu et de beige. Son visage est gras, plein de crevasses. Il a des cheveux clairsemés. Il discute avec le patron. La conversation a déjà commencé.

Karel : Largué en pleine mer ? Oh que oui que ça m’est arrivé ! Et pour ça, j’avais rien fait. Tout juste effleuré une femme … Mes camarades et moi, on avait été dépêché par un maraud pour aller lui prendre un paquet à Ermen. Une équipée pour un seul paquet. Ouais, mais un sacré paquet, une femme gentille à reluquer ! C’est que mes camarades, ils m’ont jeté à la baille comme un pauvre filet à attraper les vévilles ! Et la mer de Derim, elle est un rien secouante, tu vois ! Y a du prédateur pas sociable et les vagues, elles sont pas caressantes comme la langue du chien dans les verres que tu rinces, mon cher patron ! J’y ai pas été longtemps dans ce manège, mais Dieu ce que ça bougeait. Quelques heures à peine, bref, pas le temps de laisser pourrir les braves fruits qui trônent entre mes jambes. Une nave a rappliqué, et des marins m’ont hissé à bord. Ils retournaient à Zambura, et ça tombait bien, parce que c’est bien là que j’allais quand les salauds m’ont mis à la flotte. Pour sûr que je les retrouverai ! Et la belle aussi, qu’il me tardait de tendrement butiner. J’avais pas dit mon dernier mot, je suis du genre têtu.

Cromar : Et comment était-elle cette fleurette pour laquelle ton frelon du pantalon approvisionnait son dard, hein mon bon Karel ?

Il s’est penché plus avant sur le comptoir. Il a un petit œil torve.

Karel : Les souvenirs sont loin, patron. Un gorgeon me plairait …

Le patron perd un temps son œil torve, se retourne en quête de la bouteille idoine pour une telle histoire d’amour et tend enfin au client une bouteille de forme phallique.

Cromar : Elle est pas belle cette bouteille ? Une spécialité de Telu … Hein qu’elle convient bien à la suite de ton récit.

Tous deux partent d’un grand éclat de rire.

Karel : A l’époque, la mode féminine, c’était plutôt grand voile que voile de proue, tu me comprends. Disons que y en avait des épaisseurs de lainage et de lacets, et qu’il fallait sûrement des plombes pour la dépoiler. Mais son œil suffisait à te donner des idées viceloques. Un œil noir avec une étincelle rouge sang sous l’iris qui te disait : « Viens salaud ! ». Puis des longs cheveux noirauds itou, pris dans une grosse broche doré, qui lui descendaient jusque dans le dos. Sa bouche était brune, et son cou, blanc, était grainé de tâches de son. Le reste, on pouvait que l’imaginer, et moi, bah j’l’imaginais bien. On lui a jamais entendu un mot. Ordre de pas lui causer, et elle nous aidait à obéir. On disait d’elle qu’elle était un cadeau des autorités d’Ermen à celle de Zambura, pour services rendus. Le capitaine, qui en savait plus que nul autre sur le rafiot, murmurait qu’elle serait bientôt la pièce maîtresse de la maison de tolérance de Zambura … Non ! pas celle qu’on fréquentait nous ! Mais celle attenante à la maison communale, celle que fréquentaient nos chers représentants. Donc, pas moyen de lui causer, et de la toucher aussi. Y avait pas que les poux sur la trogne qui nous démangeaient, y avait les « braves fruits » aussi ! D’Ermen à Zambura, y a pas loin, mais le vent n’y était pas et on a eu vite une journée et demie de retard. C’était quelques heures de trop pour le commanditaire de l’expédition et future propriétaire de la sauvageonne, et pour moi aussi, parce que ça m’a démangé tant, la dernière nuit que j’étais de quart, que je me suis défilé de mon poste en vigie, en descendant les vergues comme si je fuyais la mort. Il faisait nuit d’encre sur les ponts, et tous les camarades pionçaient comme des enfants en ronflant le genièvre qu’ils s’étaient enfilés en guise de somnifère. La mignonne couchait dans la cale, dans une chambrée que le capitaine avait aménagée, non sans savoir qu’elle jouxtait les cargaisons de poiscaille qu’on devait livrer de même à Zambura. Donc, ça puait la chair salée. Des tonneaux suintaient à même le seuil de la porte de la coquette chambrée. La clef, pas trop dure à trouver, elle pendait à un clou sur le chambranle.

Cromar : Et un autre petit verre ! Ça commence à me plaire.

Le patron a posé son torchon sur l’épaule. Karel déguste son verre.

Karel : J’entre. Une bougie mourait dans l’étain sur un chevet. La belle dormait, son visage tourné vers le mur. Le roulis du bateau berçait le pieu, et j’avais qu’une envie, c’était de m’y faufiler. Donc, je ferme la porte à clef, j’enlève mes braies, histoire de mettre à l’aise mon chouloulou, et j’avance à petits pas vers le plumard tant désiré. Je soulève la couverture, je me glisse à son côté. Ah ! c’était bien chaud là-dedans, mais pas moyen de la voir, parce que la bougie, elle négligeait mon désir contemplatif, si tu vois ce que je veux dire ! Je commence à me frotter à son dos, et ça me plaisait, même si y avait toujours ses foutus lainages qui m’empêchaient de lui caresser la peau. Je pouvais pas attendre la maison de tolérance le lendemain, fallait que je me satisfasse ! Puis, elle a commencé à remuer, avec un drôle de râle grave, devenu plus aigu ensuite. Moi, je continuais à me frotter. Et le râle grave se poursuivait en râle plus aigu : « ah », « ih », « ah », « ih ». Et c’est là qu’un coup de coude m’est arrivé dans le nez, avec l’habileté de quelqu’un qu’en a déjà donné. Je suis tombé du lit, en saignant comme un nechte sauce rouge. Je me suis évanoui. Et quand j’ai remis un œil sur le monde, j’étais entre deux camarades sur une planche en équilibre sur le flanc du bateau, le matin. Je n’ai entendu que trois mots. Ça sortait de la bouche du capitaine : « A la baille ! », et j’y ai filé droit à la baille parce que les deux camarades m’ont décoché un grand coup dans le dos, imparable !

Cromar : Et l’eau était bonne au moins ? Pas trop froide ?

Karel : Non ! Fallait bien que je cicatrise du nez, le sel allait m’y aider. En arrivant à Zambura, il était neuf, un peu de biais mais neuf !

Patron : Et tu les as retrouvés tes assassins ?

Karel : Oui. J’y viens. Veux-tu bien me laisser apprécier mieux mes lampées ? Avant de les retrouver et de leur faire chanter une dernière berceuse, j’ai bondi à la maison de tol’ désemplir mes « braves fruits » avec la mégère Atréane. Puis j’ai fait les auberges, une par une, pour finalement les trouver dans une autre maison soignée sur le quai sud-ouest. Ils étaient en rang comme à l’école, dans l’attente de se faire ponctionner de quelques Daniels par les mamzelles du cru. Quand ils m’ont vu arriver, pas un n’a sorti une arme. C’était louche ! Au contraire, c’était du « Viens par ici Karel le vicieux ! », « Ah ! bah on est bien heureux de te revoir ! », « On te paye une femme Karel le vicieux ? », « T’en as pas mis du temps pour revenir ! ». Louche, quatre fois louche. Une dernière voix, celle d’un vieux copain de bordée a alors dit : « T’as encore mis ton chouloulou là où fallait pas, hein ? ». Ça m’a pris ! Un gros coup de sang m’est monté au visage ! J’ai sauté sur lui et je lui ai appliqué un coup de pogne dans la joue droite. Les autres m’ont sauté dessus pour me retenir. « T’as perdu ton humour, Karel ? » Je demeurais bouché bée. Les camarades riaient tous. Je ne comprenais rien, décidément. « Bah quoi Karel ! tu sais pas ? ». Et ils riaient de plus belle. « Tu sais pas pourquoi tu t’es retrouvé sur la planche ? » Et ça riait, ah les imbéciles, ils riaient ! Je bredouillais : « Nan, nan, à part que j’ai voulu mettre mon chouloulou dans la sauvageonne et que je me suis seulement frotté à ses lainages, et même qu’elle râlait, suite à mes effleurements, je sais rien d’autre. ». Ils riaient encore. « Et comment qu’elle râlait ta sauvageonne ? ». Et je leur racontais que le râle était grave puis aigu. « Comme si y avait deux personnes dans le pieu, hein ? Et comme si t’étais le troisième larron, hein ? » Pour sûr qu’on était trois, patron ! Pour sûr ! Parce qu’au lieu de me frotter à la sauvageonne, c’est à la tunique du capitaine que j’offrais les atours de ma personne intime … Et le coup de coude dans mon nez, il était du capitaine qui, après avoir râlé grave dans les oreilles de la belle qui lui servait de bouillotte, s’était réveillé plutôt furieux ! Et hop ! le râle aigu de la belle ! Et hop ! un coup de coude ! Et hop ! une planche dressée sur le flanc du rafiot ! Et hop ! Karel à la poiscaille, aux sigyles et aux vagues ! Bref, le lit était plus grand que je ne le pensais et le capitaine moins loyal qu’il ne le laissait voir … Il avait d’ailleurs fui avec la brune à l’œil enjôleur à l’arrivée à Zambura. Les hommes m’ont donc payé une femme. J’en ai choisi une aux cheveux de nuit, et, pour m’exciter, je lui ai demandé de s’habiller de plusieurs épaisseurs pour que je me régale à la désaper ! En l’espace d’un jour, j’étais passé du dos du capitaine au ventre d’une mamzelle. Ah ! ah ! ah !

Cromar : Et le capitaine et la sauvageonne, que sont-ils devenus ?

Karel : Mangés par les charpostres du commanditaire lâchés à leur suite.

Cromar : Ça vaut un bock ou pas ?

Karel : Ça vaut un bock !

La Jarre-Percée résonne des éclats de rire des deux compères. Au dehors, les douaniers paradent sur le pont.

1 commentaire:

Louis Butin a dit…

"Chouloulou"... Le mot sera toujours une grande source d'émerveillement, et tu en fais bel usage.
Bien ri, encore.
Mu