mardi 26 août 2008

Un Tatouage (1ère partie)

Le 15 Août 1898, à Marseille
24, rue des Mille Terrasses

Madame,
Les conventions et les us m’empêchent d’être trop prévenant et attendri ; pourtant, vous savez mon amour pour vous et l’inextinguible crainte de vous attirer médisances et rumeurs, en un mot, de vous compromettre en me présentant chez vous chaque semaine, alors que votre époux n’est décédé que depuis onze mois. Ce sont les conventions que je brave en faisant le voyage de Marseille à Aix-en-Provence pour vous voir ; la morale n’aime pas qu’un jeune homme se rende ainsi chez une veuve pour s’entretenir avec elle. J’avoue que je me moque de tout cela, et vos sourires et regards, derrière votre mantille et vos inquiètes attentions, tandis que je m’assieds à votre côté, m’enjoignent à poursuivre mes pérégrinations pour vous témoigner mon amour, et à patienter…
Chacune de vos missives m’est un regain d’espoir. Je réponds donc au plus vite, dans l’excitation que vos mots et prières sèment à leur suite, et vous confirme ici que je prendrai mardi prochain la poste du matin, au départ du Port, et que je serai à votre bastide dans les dernières heures de la matinée.
Madame, laissez-moi clore cette lettre en vous assurant de ma tendresse.

Louis des Orfraies

P.S. : Je rouvre la lettre à l’eau bouillante pour vous conter en un large post-scriptum une histoire née d’une rencontre fortuite, au sortir de chez vous, dans la poste de mardi dernier.

Assis sur une borne, humant l’air de la garrigue, je fumai un petit cigare lacé de fil rouge, de ceux que les marins, de retour d’Inde, vendent au saut du bateau. La malle-poste arriva ; le cocher fit cesser les chevaux noirs à ma vue, et je montai dans une voiture obscurcie : les rideaux, de mauvais tissu, avaient été tirés. La lumière du dehors, crépusculaire, n’entrait que vaguement, abstraitement si l’on peut dire. Un homme ou, du moins, une silhouette, était assise de l’autre côté de la voiture ; quoique peu spacieuse, la voiture semblait gigantesque du fait de l’obscurité ; bref, la silhouette paraissait lointaine : sa respiration était courte, ses vêtements devaient être noirs, ne rayonnaient que ses dents, blanches tel l’ivoire. On eut dit qu’il souriait parce qu’il se dérobait à ma vue et qu’il me sentait vulnérable. J’ouvrai quelque peu les rideaux et, sans mot dire, m’obligeai à regarder au dehors la lande nimbée d’une faible lumière, entre chien et loup. L’étranger me regardait-il ? Souriait-il toujours ? J’avais un spectre dans le dos. Je ne pus me retenir longtemps de tourner la tête et je fis face à mon compagnon de voyage. Je le regardai ou, pour ainsi dire, l’examinai : capé d’un gilet de velours noir côtelé, les jambes cachées sous un manteau sombre, il se tournait les pouces comme un écolier ennuyé ; son bras droit que je voyais distinctement était à demi-nu : sa chemise était relevée jusqu’au coude, vraisemblablement à cause de la chaleur ; un tatouage noir entachait la blanche nudité de son bras, il représentait trois vaguelettes ondulantes : on aurait dit un hiéroglyphe. Ce fut à ce moment, alors que mon regard, pressant, comme envoûté, s’était perdu sur la tache d’un noir bleuté qui polluait son bras, qu’il surprit mon attention et qu’à son tour, sans honte, il me détailla.

« Je vous présente Khadîdja, me dit-il. Vous ne l’avez certainement pas vu. Elle a cette méchante habitude de toujours se pelotonner sous sa pèlerine quand nous voyageons. »

Une jeune fille au teint bistre, en effet, était couchée à mon côté, et je ne l’avais point vue. Elle me sourit de ses dents teintes en noir, puis se recoucha. Elle portait une vague chaîne d’or autour du cou et deux ou trois bracelets qui mêlaient étoffe et pierres à son bras nu ; ses pommettes saillantes, heureuses, rehaussées par la grandeur d’yeux cernés de khôl, aidaient à cette fascination qu’un homme peut avoir pour un sourire. Je vous dis cela, Madame, non pour vous avouer qu’il m’est possible d’être charmé par un autre sourire que le vôtre, mais pour m’amuser – si, toutefois, je peux user d’un tel verbe – du fait que l’un et l’autre, le mystérieux homme et sa jeune compagne, exerçaient une fascination par l’entremise d’un sourire, blanc pour l’un, noir pour l’autre.

« Vous excuserez son apparente grossièreté. Elle n’a que douze ans et parle mal notre langue.
– Elle est toute excusée, Monsieur, dis-je. Laissez-moi me présenter, poursuivis-je avec un faux aplomb, je me nomme Louis des Orfraies, et je réside à Marseille.
– Heureux de faire votre connaissance, jeune homme. Je me nomme Joseph-Guillaume Faramond. Vous sembliez aimanté par cette tache qui orne mon bras, mon ami. »

J’aimai peu sa familiarité, mais la différence d’âge permettait que je consentisse à sa verve amicale. Mon interlocuteur devait avoir une soixantaine d’années.

« En effet, lui répondis-je. Il est curieux de trouver une marque de la sorte sur l’avant-bras d’un homme tel que vous. L’on ne voit généralement un tatouage que sur la peau d’un marin ou d’un corsaire, ajoutai-je, non sans penser que de tels propos étaient hardis.
– Eh bien, vous vous méprenez, jeune homme. Un tel tatouage peut être vu sur le bras d’un gentilhomme. »

Il se tut un instant, réveilla la jeune Khadîdja en lui caressant les cheveux, puis reprit la parole :
« Si vous le permettez, jeune homme, nous allons manger. Il est plus de vingt-et-une heures, et j’avoue avoir faim. Khadîdja ne me contredira pas, même si l’odeur de ses cheveux peut en quelque sorte la nourrir. Je n’ai que peu de sciences pour ce qui est des parfums. Est-ce du vétiver, de la tubéreuse ? Je n’en sais rien, mais je sais cependant qu’en cet heureux panier – il me montra un panier en osier, tel ceux que l’on utilise pour les pique-niques, déposé aux pieds de sa compagne – se cachent quelques mets que j’aimerais que vous gouttassiez avec nous, et parmi ceux-là, un vin de la plus belle tenue. Buvons ce vin, et je vous conterai l’histoire de ce tatouage qui vous fascine tant. Qu’en dites-vous ?
– Une telle proposition, évidemment, me séduit, répondis-je. »

[à suivre ...]

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