vendredi 29 août 2008

Souffle au cœur et droit au but (1er épisode)

Souffle au cœur est un garçonnet qui habite le quartier St Pierre à Marseille, dans le 5ème arrondissement. Ses burlesques aventures, ainsi que celles de ses amis et parents, vous seront contées ici par l’humble félibre que je suis.

Le calvaire de Boniface

Collègue lecteur, je te laisse imaginer les atours défraîchis du bistrot dans lequel commence notre historiette, « Le Calenzana ». Ce que je puis te dire toutefois pour qu’il te soit plus aisé de me lire, c’est qu’en ce dimanche soir, il était essentiellement peuplé de retraités repus de petits jaunes et de bretzels, beaucoup fumant des cigarillos dont les âcres fumeroles faisaient tousser le tenancier, François-Marie, dit « Tête de pain mouillé ». Dans cet antique palace, deux téléviseurs en vis-à-vis diffusaient le match de football tant attendu : le premier match de la saison au Vélodrome pour ces idoles tantôt adulées tantôt abominées que sont les joueurs de l’Olympique de Marseille – car, comme le dit ma mère, dame sagesse et mémoire de la rue Pascal Ruinat, sur l’inconstance notoire des marseillais : « Adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré ! ».

Parmi les vieux hommes qui composaient l’assistance, Boniface occupait une situation privilégiée. Homme respecté, homme de peu de mots mais de parole, Boniface jouissait d’être apparenté au stadier en chef du Vélodrome, ce qui, à Marseille, était un honneur bien plus important que celui de connaître le maire, le préfet ou l’archevêque. Pour cet apparentement, Boniface recueillait tous les suffrages, et ne payait pas souvent son jaune.

A l’entrée des joueurs, le silence se fit dans le bistrot. Doumé, qui, par trop d’anisette, s’était vu dans l’obligation d’aller au petit coin, mais avait économisé le temps d’en fermer la porte, tira malheureusement la chasse au moment du tirage au sort ; il fut accueilli à son retour au comptoir par des bordées d’insultes et de bretzels : à cause de cette tronche d’api, personne n’entendit le choix du capitaine de l’OM ! Les joueurs allaient-ils jouer la première période dans le sens du vent ou contre le mistral ? Nul ne le savait. On impatienta beaucoup la réponse, d’autant que les joueurs n’avaient pas encore salué leurs adversaires, échangé les fanions et pris la pose devant le photographe officiel qu’une panne de courant inonda de panique « Le Calenzana ». Heureusement, un lointain cousin de Boniface, présent dans l’assistance, avait quelques rudiments d’électricité et remit le plomb idoine à sa place. Les téléviseurs se rallumèrent sur un gros plan alléchant, le tafanar de Miss Phocée 2008, à l’instant où elle donnait le coup d’envoi fictif du match. On avait notre réponse : les Marseillais joueraient les quarante-cinq premières minutes contre le vent !

Ce ne fut pas une mince affaire ! Tout supporter qui a fait ses universités, notamment scientifiques, connaît la relativité du temps : la première période fut avalée aussi vite que le ramequin de bretzels, et il ne s’y passa rien – tout juste un gabian fut heurté dans son vol majestueux par un coup-franc susfrappé. En somme, pas de quoi se taper le cul par terre ! Parmi les commentateurs navrés, les deux voisins de Boniface, c’est-à-dire Ange et Raoul n’étaient pas en reste ; ils commandèrent au coup de sifflet de l’arbitre une anisette et se la burent fissa de mécontentement ; on les entendit insulter de qualificatifs chantants les joueurs qui ne vainquirent pas Eole, et pester contre l’arbitrage, et dire tout le bien qu’ils pensaient des dirigeants olympiens. Bref, ils déblatérèrent un quart d’heure durant et prouvèrent en cela que le temps se dilate autant qu’il se contracte.

La deuxième période débuta et l’on félicita à la cantonade Eole de ne pas avoir changé de côté. « C’en est fait des adversaires ! dirent certains, maintenant que l’OM joue avec le vent dans le dos ! » Malheureusement, le dépit gagna vite les cœurs, et les jurons fusèrent de plus belle. On ne gagnerait pas ce soir (notez l’usage du pronom personnel), les joueurs produisaient un jeu médiocre, la crise couvait ! Seul Boniface, de par son apparentement avec le stadier en chef du Vélodrome, gardait espoir : il ne pourrait être trahi par le sort !

Il ne restait qu’une dizaine de minutes quand Ange intervint par ces quelques mots qui auguraient un malheur :
« Pour sûr que s’ils gagnent, ces couillons de joueurs, je mange mon chapeau !
– Que tu dis ! lui rétorqua Raoul, c’est pas ce soir qu’ils vont gagner ! Si tu manges ton chapeau, moi je parie mon slip ! Un Dim qui plus est ! Je me l’enlève devant cette assemblée et je cours le mettre au David du Prado !
– Tu pètes plus haut que ton cul, Raoul ! C’est pas de nuit que tu lui mettras le slip, c’est de jour, devant tout le monde ! »
Raoul opina du chef bien qu’il regrettât ses paroles trop hâtives. C’est alors que Boniface ouvrit la bouche et prononça les mots suivants :
« Pour répondre à vos bravades, laissez-moi vous dire que les marseillais vont gagner et que, s’il n’en est pas ainsi, je promets de faire le Chemin de Croix de Notre-Dame de la Garde à genoux… »
Cet engagement ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd. Souffle au cœur, qui passait par là, fut appelé à la table de son grand-père Boniface ; et bien qu’il fût âgé seulement de dix ans, il convoqua religieusement Raoul, Ange et son bon papi sous la cigale tutélaire qui se trouvait pendue à un mur du « Calenzana », et nota consciencieusement leurs paris, c’est-à-dire l’essentiel des paroles suscitées : il fut le scribe de ces trois messieurs.

Les trois coups de sifflet de l’arbitre moururent dans le mistral. Match nul : 0-0…

Lorsque les hommes rentrèrent chez eux, tous parlèrent de ce défi que Boniface avait lancé à la face de ses compères. Le vieil homme avait engagé sa réputation dans ce pari. Qu’en sera-t-il de lui quand il s’avouera vaincu ? Or, Boniface ne perdit en rien de sa superbe, bien au contraire…

Le lendemain matin, Marseille somnolait sous un ciel gris. Les trois compères parieurs suivis de Souffle au cœur et de quelques curieux et langues de putes gagnèrent le Vieux-Port et le Cours Jean Ballard pour prendre le bus allant à Notre-Dame de la Garde. Boniface, dont la famille était large comme la bouche d’une baudroie, avait pour arrière petit cousin le conducteur du bus en question, de sorte qu’il fut mené au pied du calvaire plutôt qu’au sommet, terminus unique de cette ligne. Quelques voyageurs râlèrent, mais beaucoup comprirent que cette destination (et les écarts hors de la route habituelle qui permettaient d’y accéder) était lestée d’une pesante solennité. L’équipée arriva enfin à la première des quatorze stations du Chemin de Croix.

Boniface s’agenouilla et considéra le chemin qu’il devait accomplir. Puis, il s’élança et gravit les premières marches sous l’œil circonspect de quelques badauds. Sa souffrance était telle qu’instantanément son front se couvrit de sueur et ses genoux de sang. Ses amis le plaignirent, mais ne firent rien pour empêcher son ascension.

Puis un miracle arriva. Le soleil qui s’était caché durant tout le début du jour apparut brutalement et darda l’un de ses plus forts rayons sur la face altière de Notre-Dame qui réfléchit cette belle lumière sur le propre corps de Boniface, ainsi transfiguré. Ses forces décuplèrent. On cria au miracle. Des journalistes alertés par les spectateurs du gravissement arrivèrent sur leurs scooters italiens. Boniface grimpa de station en station sans halte.

Le lendemain, La Provence et La Marseillaise titrèrent respectivement :
« Le vieil homme et la mère, ou le miracle de Notre-Dame »
« Un camarade communiste accomplit un miracle digne de Stakhanov »
Ce dernier titre fit parler et provoqua quelques saillies à l’égard de ces communistes qui ne respectent rien.

Boniface fut célébré par le quartier St-Pierre et reçut les hommages du maire de l’arrondissement, un gandin couillon qui forçait son accent marseillais. On reconnut à notre homme l’audace du supporter olympien qui défierait le monde entier pour défendre son équipe favorite. Pape Diouf en personne appela Boniface et le remercia de ses efforts.

Ce fut ainsi Boniface qui donna le coup d’envoi du match suivant au Vélodrome, de sorte que les joueurs marseillais, valeureux et pieux hommes, vainquirent allègrement et promirent devant les caméras de télévision un ex voto dans la crypte de Notre-Dame de la Garde en l’honneur de leur nouvelle mascotte !

1 commentaire:

Louis Butin a dit…

Ah ! Vraiment une chronique réussie, vivante et drôle ! Nous voici projetés dans l'esprit tourbillonnant de Phocée !
Très cher ami, s'il est des écrivains de haute volée, vous êtes assurément un écrivain de retourné acrobatique ! Et ce récit est un vrai bon match de gala où ont été conviés les plus fins techniciens de la littérature populaire !
Je dois avouer que je suis sur le cul, et que ce postérieur mien se tape encore des rechutes à l'évocation renouvelée de votre humour.