vendredi 2 octobre 2009

La quatrième enquête (feuillet 3)

Ma lecture terminée, je sonnai pour que l’on empaquetât mes bagages et, quand cela fut fait, j’abandonnai sur le champ les frimas et les audaces culinaires londoniennes. Je me rendis à la gare et pris, étouffé d’impatience, un billet de la South Eastern Railway Company pour gagner Douvres au plus vite.

Bientôt le train eut ses premiers soubresauts et la campagne s’anima dans la vitesse. J’occupais seul un compartiment de première classe. Tout à la fois occupé à la relecture de l’article envoyé par Dupin et étourdi par le bruit régulier des roues et de la vapeur, je n’entendis pas la courte voix du contrôleur qui venait d’entrer dans le compartiment et me demandait de lui présenter instamment mon billet. C’était un homme affable et, vraisemblablement, porté au bavardage. Nous plaisantâmes donc longuement, de telle sorte qu’il m’invita chaleureusement à descendre du train à l’avant-dernière étape, c’est-à-dire à Folkestone, pour, si je ne craignais pas la fumée et le bruit, le rejoindre dans la locomotive où, me dit-il, il avait ses habitudes quand se terminait le périple. Il m’assura que mes bagages seraient mis sous clé dans sa propre cabine. J’acceptai et me remis à lecture des Mémoires du prince Florizel. Les heures passèrent ; la monotone province du Kent défila sous mes yeux, et nous passâmes ainsi les villes de Redhill, Tonbridge, Maidstone et Ashford pour arriver finalement sur les bords de la Manche à Folkestone. Le contrôleur vint me chercher ; il désigna mes bagages à un jeune garçon qui, en gare de Folkestone, rendait quelques menus services, pour qu’il les portât jusqu’à la cabine susmentionnée pendant que le contrôleur et moi-même remontions le quai jusqu’à la locomotive.

La dernière étape longeait la côte le plus souvent, de telle sorte que, de l’abri où nous avions pris nos quartiers, je pouvais voir les moutonnements de la mer balayée par le vent et le crachin gris. Il faisait là une chaleur épouvantable en dépit de la froidure du dehors ; le conducteur et ses manœuvres, après qu’ils eurent alimenté le feu du foyer avec force charbon, nous enjoignirent à nous mettre en bras de chemise, ce que nous fîmes, pour boire le thé avec eux. Ce fut un moment étrange que celui-là. Nous parlâmes peu tant le bruit était assourdissant, mais je réussis à amuser mon contrôleur en lui exposant les doutes d’un savant et homme politique célèbre dans mon pays, François Arago, quant au chemin de fer, et ce qu’il dit sur les effets que peuvent causer sur l’organisme d’un vulgaire voyageur, les changements brusques de température et de son dans un train : assurément, une personne sujette à la transpiration sera incommodée dès lors que le train s’engouffrera dans un tunnel, et finira son voyage pleurétique. A cela, le contrôleur me répondit : « Certes, votre Arago n’a peut-être pas tort, mais, convenez-en, nous ne sommes pas tous de vulgaires voyageurs ! »

Enfin, ce fut Douvres. Je fis reprendre mes bagages dans la cabine du contrôleur et hélai une calèche pour qu’on me menât à un hôtel. Au matin, j’embarquai sur un bateau.

Quand, plusieurs jours plus tard, j’arrivai à Paris, je trouvai Dupin dans la bibliothèque de son appartement, rue Dunot. L’homme que j'avais laissé quelques mois auparavant était demeuré le même : l’âme endolorie par la mélancolie, il n’en était pas moins, comme le foyer de la locomotive, animé par une imagination chaleureuse, nourrie de ses recherches préliminaires sur le meurtre du Petit-Montrouge, et seulement régulée par la fraîcheur de la raison. Il ne prit pas même le temps de me saluer bien que je comprisse qu’il était heureux de me revoir. Il me tendit un article de journal préalablement découpé dont je rends ici le paragraphe le plus prégnant pour notre enquête.